Pour Qui Sonne le Glas (1940, Ernest Hemingway)
D'Ernest Hemingway, comme pour beaucoup de grands auteurs, l'on ne retient souvent qu'un seul titre : Le Vieil Homme et la mer. Ici, la chose est belle, car le roman est grand ; mais je parlerai pourtant d'une autre œuvre qui, il y a de cela quelques années, m'avait enchanté. Ce roman de révolution, idée que j'aime tant, parle ainsi davantage des révolutionnaires que du reste, et ce n'est alors l'aborder que d'une unique façon.
Replaçons le cadre historique, rapidement : nous sommes en pleine guerre civile espagnole, quelques jours avant l'offensive de Ségovie, tournant, s'il en est, de cette première phase du conflit. Un professeur américain, embarqué parmi les Brigades Internationales, est envoyé chez les Révolutionnaires pour une opération tactique d'importance et fait alors connaissance avec toute une galerie de personnages avec lesquels il s'associera.
Je suis content de m'être débarrassé de ça : non que le contexte du roman ne soit pas important - on pourrait même arguer que l'on ne parle que de cela, de bout en bout - mais je préfère le délaisser pour me concentrer sur ce qui a formé, me concernant, l'intérêt du roman ; l'incroyable complexité humaine, sa nature ondoyante, les questions qu'il soulève quant au rôle de ces rouages dans l'immense machine de la guerre, de la liberté, du salut et du sacrifice.
Sans cela, aurait-on pu arguer, nous ne serions pas en présence de Littérature, mais de Journalisme : l'on connaîtra la vie mouvementée d'Hemingway et son implication quant à ce conflit, et l'on pourra effectivement penser qu'il n'a pas ici raconté, mais décrit, qu'il n'a pas narré, mais témoigné. Sans doute, quelque part : après tout, n'écrivons-nous pas toujours sur quelque chose, à propos de quelqu'un, suite à quelque événement ?
Aussi, lorsque l'on rencontre le chef des insurgés, parfaitement démoralisé et par avance vaincu, ne peut-on y voir une référence voilée à un tel, qui exista réellement ? Cette jeune femme, enlevée, tondue, violée pour des idées propres à son père, n'en a-t-il pas existé dans chaque caverne, dans chaque ferme isolée habitée par des libérateurs par trop soucieux de l'éducation de leur futur peuple ? Cette matrone, qui aime et punit chacun comme son enfant, n'a-t-elle pas quelque chose de la mère espagnole telle qu'on se la représente et telle qu'elle existe ?
J'aime ce roman précisément pour cet endroit-là, pour cette humanité qu'on y voit et dans laquelle la guerre, la révolution, tient une place constante certes, mais arrière, en sourdine, légère, autour de laquelle tout tourne mais sans être, pourtant, le centre de quoi que ce soit. C'est là le chemin inverse, mettons, d'un Victor Hugo qui, dans ses Misérables, nous présente certes un Gavroche, qui, dans L'Homme qui rit, nous présente certes un Gwynplaine, mais qui au moment où la politique vient les tuer ou les étonner, n'en fait plus des Hommes mais des concepts, portant des idéaux, brandissant des étendards.
Ernest Hemingway, pour avoir fait la guerre, pour l'avoir traversée, sait que ce sont certes les idées qui meuvent les hommes, mais que c'est en chantant qu'ils avancent, que c'est en tremblant qu'ils se battent : le jour de la bataille ou, ce qui peut être pire encore, les jours qui précèdent la bataille, ils ne déclament point de la poésie ou ne récitent point l'un ou l'autre apophtegme, mais craignent pour leur vie, se rappellent d'une femme aimée, embrassent leurs enfants.
Inutile de dire, dès lors, qu'une chape de désespoir recouvre toute cette histoire. Le titre même de l'œuvre est comme prophétique de son programme : "ne demande jamais, nous dit John Donne, le poète à l'origine de l'expression, pour qui sonne le glas : il sonne pour toi". Une dernière fois peut-être, la mort viendra sans doute : et ceux-ci d'aller la chercher, de s'engager dans une guerre juste et pour de bonnes raisons, se sacrifiant pour un bien commun, faisant le grand écart entre ce qui est bon, ce qui est droit, et ce que leur dicte leur propre survie.
On s'en doutera, le roman se termine tristement, horriblement, désespérément. Tout ce qui pouvait aller mal arrivera mal, la colère, la mort, le noir finalement viendra étouffer les quelques traces de victoire et de beauté que l'on aurait pu trouver précédemment. C'est une vision sourde que celle de la guerre, elle est bruyante et elle rend fou, on le saura : sans gloire et sans festons, Pour Qui Sonne le Glas ne fait l'éloge de rien, montre et informe. Dulce et decorum pro patria mori, tonnait jadis Horace. Certes ; mais le suicide n'est parfois pas moins noble, et il vaut parfois mieux se sacrifier pour son camarade que pour son pays. Après tout, ce sont des morts dont on se souvient, et non des drapeaux brûlés.
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