Apostrophe (') (1974, Frank Zappa)

Publié le par GouxMathieu

http://www.progreviews.com/reviews/images/FZ-Apo.jpg   Dans tous les arts, il y a les auteurs connus et reconnus de tous, et il y a les auteurs connus et reconnus de certains. Il y a ceux qui sont connus même par ceux qui ne connaissent que de très loin le média, et ceux qui ne sont connus que par les passionnés. Il est difficile de s'expliquer pourquoi : cela n'a rien à voir avec la qualité des œuvres en question, l'énergie déployée pour les produire ou encore le nombre de ces œuvres. Ce n'est peut-être que de la chance ou du hasard. Dans le domaine de la musique, Frank Zappa est de ceux-là.

 

   En effet, si tout le monde connaît les Beatles ou les Rolling Stones, le nom de Frank Zappa peut sembler obscur pour beaucoup. Et pourtant, pourtant ! Dans sa très longue carrière, il a non seulement écrit et composé plus d'une soixantaine d'albums originaux et souvent de très grande qualité, contribué à la création du concept album avec Freak Out! en 1966, introduit des notations issues de la musique classique, fait des concerts absolument prodigieux qui duraient des heures et se poursuivaient bien au-delà de l'heure prévue, a influencé des artistes de tous bords, peintres, musiciens, auteurs, a écrit nombre d'ouvrages théoriques sur la musique... Bref, un homme complet à tous points de vue, mais qui pourtant n'est que rarement diffusé sur les stations de radio. Peut-être cela est-il dû à ses discours ouvertement contestataires qui lui valurent l'avanie des critiques américains ; mais rendons à César ce qui appartient à César : la France connaît relativement bien l'œuvre de Frank Zappa et l'on trouve pléthores de livres sur lui.

   Je vous invite ainsi à vous renseigner, si besoin était sur la carrière de ce brillant artiste ; aujourd'hui cependant, je vais m'attarder sur l'un de mes albums favoris, Apostrophe (').

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   Je n'étonnerai sans doute personne : l'album fait partie des plus connus. Mais, à mon sens, il est représentatif de deux des grands aspects du personnage : sa maîtrise de l'écriture de musicale, et son humour.

   Commençons par la maestria développée au cours de ces neuf pistes. Si la première piste, très particulière et qui pourra évoquer les Residents (je pense à l'album Eskimo, bien que sorti 5 ans plus tard) n'est qu'une mise en bouche, les oreilles se régaleront de "Cosmik Debris" et surtout du titre du même nom "Apostrophe (')", longue piste instrumentale de près de six minutes, long solo de guitare électrique qui ferait baver plus d'un étudiant de solfège. Les anecdotes sur la capacité de Zappa à écrire et à jouer des mélodies complexes sont relativement connues : la chanson "The Black Page", intitulée ainsi car la partition est littéralement recouverte de l'encre noire des notes est un cauchemar que quelques rares musiciens ont réussi à maîtriser à la perfection. Même si, à mon sens, le summum de la composition revient à une autre chanson de l'artiste, "Montana", "Apostrophe (')" reste un monument de l'histoire du rock'n roll, un hymne sans paroles aucunes dédiées à ce style de musique qui fut si décriée à sa création, mais qui s'est révélée être la forme d'expression la plus proche de ce que peut être l'énergie de toute une génération.

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   Bref, c'est encore dans ces moments que Zappa s'exprime le mieux. Il ne faudrait cependant pas en faire un seul virtuose à la Malmsteen, car ses mélodies, aussi complexes soient-elles, dégagent une sincérité et surtout une évidence à laquelle tout un chacun sera sensible : la note tombe au moment où elle doit tomber, et non pas parce qu'elle est belle ; autrement dit, Zappa n'est pas seulement musicien ou compositeur, il est également poète, dans le vrai sens du mot. Ses mélodies dégagent de fortes émotions, il est impossible de les écouter, nonchalant, comme sans s'en préoccuper : elles vous aspirent tout entier et sont sans compromis. Écouter un album de Frank Zappa, c'est subir un choc émotionnel fort, verser des larmes, sentir son cœur battre et son corps vibrer, se sentir vivant. La musique n'a pas besoin d'images ou de paroles pour exister, et si on l'apposait sur des images, ces dernières disparaîtraient sous les ondes sonores tant elles seraient écrasées par la puissance de celles-ci.

   Écouter Frank Zappa, c'est à la fois subir la torture de sa propre faiblesse devant un son qui s'approche de la parole du divin, et s'émanciper de la pauvre condition humaine pour aspirer à de plus hautes sphères.

   Cependant, Frank Zappa reste humain. Et comme avait dit l'autre, le rire est le propre de l'homme : aussi les chansons sont-elles profondément drôles même si leur humour demande un certain niveau d'anglais pour être saisi, les calembours et l'absurde côtoyant un phrasé particulièrement recherché sous ses apparences argotiques.

   L'humour et le rock'n roll sont toujours allés de pair, et ce depuis sa création : le terme même, "secouer et balancer", serait une expression argotique désignant le fait de faire l'amour. Tous les musiciens "rock" font preuve d'humour : je ne citerai que l'exemple des Beatles avec leur album Rubber Soul, soit "âme élastique", qui se prononce pourtant de la même façon que "Rubber Sole", soit "semelle en caoutchouc". Frank Zappa a mené une réflexion à grande échelle sur cette question, avec Does Humor Belong in Music? en 1986, concert et méditation sur cette vaste question.

   Apostrophe (') est un album drôle. De la première piste, "Don't eat a yellow snow" où une mère inuit déconseille à son fils de ne pas manger la "neige jaune" (là où sont allés les chiens) jusqu'à cette piste demeurée célèbre "Stink-Foot", impossible de ne pas au moins sourire, sinon de s'esclaffer, face à ces dialogues absolument prodigieux.

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   Dans cette dernière chanson, l'auteur explique un désagrément bien connu des chanteurs de rock : les bottes en python ou Python-boots tellement serrés qu'on est obligé de les garder aux pieds pendant plusieurs jours, ce qui a pour conséquence une maladie que les docteurs appellent "bromidrosis", mais que les petites gens appellent "les pieds qui puent", ou "Panard'Schlingage" comme dirait Gotlib. S'ensuit alors une scène absolument prodigieuse où l'odeur envoie valdinguer un chien qui, se remettant du traumatisme, se lance dans une discussion philosophique avec son maître déclarant avec aplomb que l'essentiel dans la vie, que la source de tout, reste l'apostrophe. Son maître est incrédule, et le chien de lancer avec sérénité :

 

"It doesn't, 'n you can't!
I won't, 'n it don't!
It hasn't, It isn't, It even ain't!
'N it shouldn't . . .
It couldn't!"

 

   Un chef d'œuvre. Rien de plus, rien de moins.

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