Les Essais (1580 - 1588, Montaigne)
J'ai toujours pensé que l'objet de la Littérature n'était jamais que de parler de soi ; et sans aller jusqu'aux études de Sainte-Beuve, l'on peut toujours se rabattre, toutes proportions gardées bien entendu, sur des considérations autobiographiques pour mieux pénétrer un texte quelconque. Mais lorsque ce texte ne propose rien de plus que l'analyse et la pesée d'une âme, il faut, pirouette impossible, s'ouvrir à l'univers pour pouvoir le comprendre.
Lorsque Michel Seigneur de Montaigne se décide à composer ses Essais, il entreprend là une initiative qui n'a aucun antécédent, et qui n'aura aucun thuriféfaire : c'est une œuvre unique et fascinante que personne n'a eu le génie de reproduire parfaitement. Ces chapitres ne sont pas des mémoires, car les informations purement historiques sont disillées, ci et là ; nul doute qu'un étudiant pourrait reconstruire, à force de patience et de collage, la vie entière de l'auteur, mais la tâche paraît, sinon impossible, du moins inutilement difficile ; ce ne sont pas plus des "confessions" car l'on y trouve rien de scabreux, et l'objet de l'auteur n'est nullement d'être jugé, comme le fera Rousseau bien des siècles plus tard.
Alors, que sont les Essais ? À proprement parler, et en accord avec l'étymologie même du terme, il s'agit d'essayer son être, de lui faire subir une pression particulière en posant de grands dilemmes moraux ou des questions de philosophie. Devant l'auteur, un problème particulier et unique : comment un ambassadeur doit-il se comporter en temps de guerre, comment éduquer un enfant, que penser de cet aphorisme de Cicéron qui affirme que "Philosopher, c'est apprendre à mourir ?", etc. C'est un interrogatoire, peut-on dire, et l'auteur Montaigne de se retrouver face à la personne Montaigne qui, dans son miroir, le presse de questions et le somme de répondre. Taquin, il tentera, à plusieurs reprises, de s'échapper, convoquera autant ses souvenirs que ses références, littéraires et historiques, des anecdotes diverses et des fictions de pensées ; mais, en définitive, parviendra toujours, tel un acrobate, à retomber sur ses pieds et à se dresser, parfois légèrement à côté du point d'arrivée attendu mais toujours digne et fier.
Les Essais fait partie de ces textes dans lesquels un lecteur pourrait se perdre et ne jamais en ressortir, et l'on peut sans sourciller y passer sa vie entière, le lire et le relire, le défaire et le refaire sans s'en lasser. Des textes connus tels De l'Éducation des Enfants ou De Trois Commerces, aux moins lus sans doute comme cet Apologie de Raymond Sebond, texte dans le texte, manifeste et plus féroce charge comme le christianisme que l'on puisse trouver à cette époque, Montaigne ne cesse de fasciner et de surprendre. Son écriture, c'est là un comparatif qui me semble convenir, fait penser à celle d'un Rémy Julienne : tout en cascade, toute en finesse, bien que rentre-dedans parfois. Montaigne tourbillonne, prend un parti et puis l'autre sans jamais vraiment trancher, apparemment, avant de finalement asséner une phrase qui ne laisse plus la place au doute... suivie d'une autre qui, cette fois-ci, le restitue dans sa totalité.
Lorsque je parlais, ici même d'Alice au Pays des Merveilles, je vantais sa plastique et la façon dont le texte pouvait être interprété de nombreuses façons. L'on retrouve un peu de cela, ici : et c'est ça qui rend ces Essais, finalement immortels. Eux-mêmes, d'ailleurs, ont eu de nombreuses vies, corrigés et re-corrigés, repris et refaits, amputés et restitués dans leur intégrité : lire Montaigne, c'est aussi accepter de lire une pensée qui se poursuit et se transforme, qui sans cesse revient sur ses pas, biffe et se dessine, se perd et revient. Jamais texte ne fut plus proche de la vie telle qu'on peut la définir et telle qu'on peut la concevoir, et c'est pour cela, aussi, outre l'universalité des thèmes abordés, qu'il semble ne pas vieillir.
Bien entendu, ce phrasé si particulier du seizième siècle, ces périodes à rallonge et ce "style coupé", ces respirations que la ponctuation peine à restituer parfaitement, peuvent empêcher les lecteurs d'aujourd'hui, si jamais ils ne se dirigent pas vers ces éditions à l'orthographe modernisée, de s'y plonger parfaitement. Je ne le recommande pas, cependant, et ce n'est pas par purisme, même s'il y a un peu de cela : mais pour comprendre Montaigne, et c'est la même chose pour comprendre Molière, Racine ou Rabelais, il faut, en quelques sortes, "le lire en version originale". Il faut s'imprégner de ces termes sonores aujourd'hui désuets, ces verbes qui surgissent sans sujet à proximité et cet art de l'image qui sourd uniquement par la forme du mot. Et, bien entendu, une édition scientifique et annotée est à préconiser : non seulement pour lever l'ambiguïté sur certains termes qui, sans cela, resteraient obscurs, mais également pour venir expliquer, peser, comparer, toutes les citations, délivrées en latin, en grec et en italien, toutes les références que l'on ne possède plus, tous ces noms livrés moins pour donner une illusion de réalité que pour colorer un texte qui, sans cela il est vrai, pourrait apparaître parfois assez lourd.
Car lire Montaigne, c'est presque comme rentrer en religion : l'on est obligé de faire œuvre d'abnégation et de s'y abîmer parfaitement, accepter, tels des schismes, de ne rien comprendre parfois mais, souvent, d'être émerveillé par la beauté de certaines tournures et de certaines idées. Pendant une année, il ne faudrait lire que Montaigne, lui répondre dans son esprit, chercher la petite bête et faire, soi-même, son propre Essai.
Stendhal disait qu'un roman était tel un "miroir que l'on promenait au bord du chemin" ; Montaigne, bien avant lui, avait déjà su songer à cela, en faisant une œuvre qui, telle une surface réfléchissante, renvoie au lecteur ses propres interrogations : et les Essais de Michel, Seigneur de Montaigne de devenir Les Essais, tout court, de l'espèce humaine dans sa totalité, dans sa grandeur comme dans ses faiblesses.
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