One Piece (1997 - en cours, Eiichiro Oda)

Publié le par GouxMathieu

   Des genres et sous-genres que peut compter le manga, le shonen est sans doute mon favori. Il y a là un plaisir simple, primaire presque, à voir s'affronter des combattants aux pouvoirs défiant l'imagination et à suivre les péripéties de compagnons repoussant sans cesse leurs limites. Ce jour, je m'en vais parler de One Piece, dans lequel je me suis récemment replongé.

 

   L'histoire de One Piece se déroule dans un monde fantasque surtout traversé d'océans infinis. Une seule bande de terre, un continent unique, le traverse de part en part, de pôle en pôle : le reste, ce ne sont que des îles parsemées ci et là. La configuration de cet univers, tout entier tourné vers les flots et le large, permet alors aux pirates, aux flibustiers et aux corsaires de régner sur les peuples d'une main de fer.

   Quelques temps avant le début effectif de cette aventure, justement, le plus grand des pirates, du nom de Gold Roger, est exécuté par la Marine, organisation militaire tâchant de faire observer un semblant de paix. Avant de mourir cependant, il eut le temps de dire que son trésor, le "One Piece", se trouve là-bas, quelque part, et que seul le plus courageux des marins pourra y prétendre. Ce faisant, une grande vague de piraterie naquit : et chacun se démena afin de prétendre au trône à présent vacant.

   Au moment présent, un jeune homme d'East Blue, l'un des quatre océans composant le monde, se met dans l'esprit de prétendre au titre : et voilà donc Monkey D. Luffy, sur une embarcation de fortune, se mettre en route en espérant trouver sur son chemin compagnons, richesses et exaltation.

   Comparé à d'autres, il possède cependant un atout de taille : son corps, en effet, est entièrement fait de caoutchouc, et il peut donc s'étirer et se distordre comme bon lui semble. Cela n'a rien à voir avec la magie : il existe dans ce monde des fruits étranges, dits "du démon" qui confèrent, une fois ingérés, des pouvoirs extraordinaires. L'organisme se modifie, peut se changer en diamant, en fumée, en sable ; l'on peut se transformer, en buffle, en léopard, en faucon ; on devient et maîtrise les éléments, l'électricité, le feu, la glace. La contrepartie étrange, c'est que l'eau, et l'eau de mer surtout, devient une faiblesse absolue : impossible de nager, et une immersion prolongée conduit à la mort.

   C'est donc ainsi, traversant les mers, les océans, les fleuves, que Luffy progressera dans sa quête et qu'il sera conduit à rencontrer des personnages hauts en couleur, qui deviendront parfois des alliés, temporaires ou permanents, parfois des ennemis. Nombre sont ceux qui possèdent un pouvoir démoniaque : mais même les "simples mortels", au prix d'un entraînement spécifique, ne sont pas à sous-estimer.

   Évidemment et comme pour tout "roman-fleuve" dont One Piece fait partie (75 volumes sont déjà sortis, il en reste sans doute encore une trentaine avant que l'histoire ne se termine), ce canevas, relativement simple, va progressivement ce complexifier. L'on en apprendra plus sur le fameux "One Piece" et le roi des pirates ; chaque destination, chaque île traversée sera l'occasion de faire apparaître une dizaine de nouveaux personnages, chacun nommé, chacun possédant une caractéristique, souvent physique, nouvelle ; les clans se font et se défont. C'est là un monde immense et complexe, et des mystères ne sont parfois résolues que des années plus tard. Bien souvent, l'auteur de faire apparaître, le temps d'une case, un personnage qui n'agira que bien plus loin ; des paroles, jadis jugées sans importance, prennent un sens nouveau ; des détails, laissés à discrétion, un tatouage ou un clin d'œil, se révéleront décisifs lors d'une bataille.

   Il y a alors une tension, toute particulière, dans ce manga. Si l'on ne peut manquer de croire certains chapitres empiriques, le rythme de parution du média nécessitant de fournir, constamment, de nouvelles planches, force est de reconnaître également qu'il y a sans doute là un grand plan d'ensemble, un canevas encore tenu secret, et que l'auteur sait où il veut en venir.

   Aussi, le monde se fait étrangement d'une grande conséquence, l'espace étant clos et l'on cherche encore volontiers les incohérences, les impossibilités, ce qui n'a pas été envisagé. Une fois accepté les nombreux principes, physiques, climatiques, de cet univers, on est toujours surpris de l'intelligence des personnages qui exploitent à la perfection les dons qu'ils peuvent avoir. Il y a là une efficacité que Dragon Ball, autant puis-je l'aimer, a parfois oublié chemin faisant : et Eiichiro Oda de ne jamais oublier la simplicité, et le connu, qui se terre sous le complexe, ou le mystère.

   Autre chose, sans doute, que Dragon Ball oublia un temps avant d'y revenir finalement : l'humour. One Piece est une histoire infiniment drôle. Même lorsque les héros perdent des hectolitres de sang, comme c'est devenu la coutume dans ce genre de la surenchère, même lorsque le monde entier est en péril, même lorsque la vie, ou la mort, peuvent se décider en un regard, l'on ne manque pas de lancer un bon mot, de se moquer de la situation, souvent ridicule, dans laquelle nous sommes, de faire une remarque désobligeante. Cela va de la manie, courante dans le shonen, de nommer chaque attaque et de la scander avant de la lancer effectivement ; de ne pas prêter attention à une explication, historique ou scientifique, sur le pourquoi du comment ; de brutalement s'interrompre en combattant et de s'émerveiller devant l'élégance d'un personnage.

   Ce manga fait alors partie des rares, très rares, où je me suis surpris à sincèrement éclater de rire. Il y a une puissance aveugle ici que je reconnais, et une reconnaissance sincère aux anciens romans de chevalerie, au Quichotte dont il est rendu hommage fugacement, et où l'aventure côtoie volontiers l'incongru et le drôle. De cet épéiste qui se bat avec trois sabres, dont un dans la bouche en passant par cet autre qui s'est entraîné à manger en dormant pour ne pas perdre de temps, le divertissement est parfait.

   Il est autre chose qui me frappa dans cette histoire, et la comparaison, inévitable encore une fois, avec Dragon Ball, ne peut que le faire voir, c'est "l'horizontalité" de sa progression. Les aventures de Son Goku étaient bercées de verticalité : les héros ne cherchaient jamais qu'à s'élever, dans tous les sens du terme. Ils apprennent en voler, ils escaladent des tours infinies jusqu'à atteindre l'espace, ils se hissent au-dessus de leurs opposants.

   One Piece, au contraire, est entièrement porté vers l'horizon. Déjà, il y a le principe même de la navigation, le vaisseau étant généralement rivé à la mer : et même lorsqu'il profite d'un courant ascendant pour atteindre une mer de nuage, c'est encore droit devant eux que les héros iront. Cette horizontalité est même double, triple, profite des lignes parallèles : en effet, de nombreux personnages, partageant le rêve de Luffy, de suivre également leurs routes et de faire des escales, les uns à côté des autres. Le trésor enfin, le One Piece, d'être caché, dit-on, au bout du voyage, sur une île légendaire. Elle se rencontre même dans la narration, à dire vrai : l'auteur multiplie, c'est devenu là sa marque de fabrique, les retours en arrière, les flashbacks, les histoires secrètes qui remontent alors le temps, celui-ci n'étant jamais vu que comme une ligne fait d'avant et d'après.

   Ce manga, cette histoire qui marquera comme elle marque déjà l'histoire de la bande dessinée dans son ensemble, est un véritable chef d'œuvre. On peut lui reprocher, parfois, sa tendance à tirer à la ligne et à prolonger inutilement certains arcs, certains chapitres, et cette manie (nécessaire quand on en vient au feuilleton) de multiplier les révélations et les accroches ou cliffhangers ; mais au côté de l'inventivité absolue des intrigues, des personnages et des lieux ; au côté de l'humour décapant et de la légèreté des êtres ; au côté de l'aventure et de l'efficacité de la narration, l'on ne peut que s'incliner.

   Il faudra attendre encore sans doute quelques années avant de mettre la main sur le One Piece : et une fois trouvé, comme si le nom même était prophétique, l'ensemble sera complet, se tiendra droit et fier. Digne fils des célèbres passés, il sera également le père à dépasser pour des générations de dessinateurs à venir.

 

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