Ascenseur pour l'Échafaud (1957, Miles Davis)

Publié le par GouxMathieu

   Le sous-titre de ce blog, "J'aime les choses car elles me sont bonnes", est comme programmatique de mes ambitions : parler, plus ou moins longuement, de choses que j'aime énormément. Cela est parfois compliqué : la critique laudative est plus dure que l'avanie, tant il faut éviter de tomber dans le mièvre. Cela explique, dès lors, que je parle peu de jazz ici : j'ai du mal à trouver les mots.

 

   Pour moi, le jazz n'est pas une musique, ou pas seulement. C'est une couleur, une fragance, c'est un suc... "[I]n the supernatural darkness of cold-water flats floating across the tops of cities contemplating jazz", chantait Ginsberg dans Howl. C'est une brûlure qui me parcourt la peau, me tord les reins, m'enlace mélodieusement. Il est facile, souvent, de se rabattre sur les paroles pour faire un commentaire : même le plus lyrique et abscons des poèmes peut être décrit, sinon expliqué ; un film impose comme il propose la parole. Mais le jazz ?

   Quand je ferme les yeux et que j'écoute, ce ne sont pas des mots ou des phrases qui apparaissent sur mes paupières, et cela m'est unique tant j'ai la manie de tout verbaliser. Ce sont des lignes, des couleurs, des formes diverses ; tout un canevas joli et mouvant, changeant à chaque seconde, sans que je ne puisse en appréhender le contour ou le volume. Et, de tous, Miles Davis est sans doute celui qui produit l'effet le plus fort.

   De toute sa discographie néanmoins, c'est vers Ascenseur pour l'Échafaud que je me tourne. Non pour, nous disent les spécialistes, l'importance de l'œuvre dans l'économie de son parcours, mais pour sa puissance. La première fois que je l'écoutais, sans rien savoir de son histoire, de son propos, de sa renommée, je sus que j'avais affaire à un virage déterminant de mon histoire musicale. Pour résumer et pour ne pas passer à côté de ces questions historiographiques, il s'agit de la bande originale d'un film de Louis Malle, du même nom. L'originalité de la pièce, c'est qu'il s'agit, en grande partie, d'improvisation : Miles Davis et ses compagnons, enfermés dans une pièce où sont diffusés des extraits, et le mot d'ordre de restituer l'ambiance, l'atmosphère, sans chercher pour autant à décrire les événements.

   Rien que cette intelligence de la musique, qui en fait une entité à part entière et non pas un simple expédient, un accompagnement sans fard comme on l'entend trop souvent, hélas, dans le septième art, se doit d'être soulignée. Et effectivement : écouter l'album, c'est ne pas écouter une "bande originale" mais une création à part entière qui sait produire des images fort différentes de celles du film, très réussi au demeurant et dont je reparlerai un jour sans doute.

   Il faut se perdre, alors, sentir comme des relents de Gerschwin dans ces mouvements qui rappellent une ville excitée et le ballet incessant des automobiles ; dans ces longues fumées sensuelles qui imitent sublimement la démarche d'une belle femme, Jeanne Moreau en l'occurrence, qui se perd alors en arabesques de fumée ; l'attente et la poursuite, la quête qui s'emballe et qui n'arrivera sans doute jamais parfaitement à sa fin.

   Il y a ce trémolo, cet ostinato entêtant, cette légèreté propre et au jazz, et à Miles Davis en particulier, que l'on ressent jusqu'au fond des tripes. Il y a là de la magie, et à double niveau encore : d'un mouvement, voilà que les notes se pèsent, deviennent tangibles ; de l'autre, les voilà s'éthérer, disparaître et se fondre dans l'espace. Nous n'écoutons plus du jazz : nous sommes le jazz. 

   Et c'est sans doute pour cela que je ne parviendrai jamais à décrire tout ce qu'il représente pour moi. Écoutez donc, et comprenez bien. 

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