Les nouveaux chiens de garde (2012, Gilles Balbastre)

Publié le par GouxMathieu

http://www.videoenpoche.info/blog/public/Films/photos/2012/Nouveaux-chiens-de-garde.jpg   J'aime à me piquer de politique. Après tout, quoi de plus logique ? Je suis citoyen de la cité, j'erre dans ses rues, je fréquente ses places publiques, ses institutions, ses bibliothèques ; aussi, il est bien logique que je m'intéresse à son administration, pour l'instant non en action mais en pensées, espérant par là me faire une banque de concepts clairs que je pourrai défendre et démontrer lorsque le moment sera venu.

 

   En effet, Jean-Jacques Rousseau se plaisait à écrire, dans les Confessions, "Commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes". Et depuis plusieurs années, c'est ce que je fais : je lis, regarde, discute. Je me plonge dans les textes fondateurs, les philosophes, les sociologues, les politologues, de tous bords et de toutes sensibilités : je garde le grain, je jette l'ivraie et constamment me remets en question.

   Il y a de cela plusieurs années, en ces jeunes âges où l'esprit quitte le cocon réconfortant de ses maîtres de lycée et découvre les courants intellectuels de l'Université, mon regard s'était posé sur un pamphlet qui devrait être confié à quiconque ayant la majorité civique en France, avant même qu'il ne puisse déposer son premier bulletin dans l'urne : Les chiens de garde, de Paul Nizan.

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   Il faut sans doute se replacer dans le contexte historico-politique de 1932 où le livre fut édité, de la nature de l'intelligentsia et de la philosophie pour en saisir tous ses tenants et aboutissants : mais même sans cet "arrière-plan" agréable, certains passages de l'essai ne peuvent manquer de taper juste. Pour résumer, Les Chiens de garde est une attaque en règle contre l'élite pensante et bien-pensante, ce qu'il appelle "la bourgeoisie" selon la taxinomie classique des marxiens et qui désigne, en vrac, les politiques, les intellectuels, les universitaires. Moins une dénonciation ou un appel à la révolution, il s'agit davantage d'une mise en garde, et le message n'est pas sans rappeler celui d'un Camus dans  L'homme révolté : "Pensez par vous-mêmes". Mais comme le signalait évidemment Debord, le début de ce combat n'est pas la désignation d'un ennemi, fût-il collectif ou singulier, mais bien de la destruction de la langue et de ce qu'on appelle les "éléments de langage" de cette élite.

   Près de 80 ans plus tard, Gilles Balbastre adapte un essai de Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde qui reprend l'arrière-plan théorie de Paul Nizan, en déplaçant cependant les réflexions qui portaient jadis sur l'intelligentsia au monde "microcosmique" des médias français. Au cours de quatre-vingt-dix minutes, les documentaristes nous peignent un portrait au vitriol de l'état de la presse française, de sa prétendue "objectivité", de son pluralisme ou de son indépendance, de ses accointances avec les mondes de la finance ou de la politique. On pourra reprocher à l'œuvre de trop embrasser, et donc de mal étreindre, au contraire, par exemple, de certains travaux de Pierre Carles qui seraient plus concentrés ; mais au contraire de ce dernier, Gilles Balbastre se fait plus juste et moins vibrant, garde une certaine distance que l'humour aide à délimiter, et donne, sinon une conclusion définitive, quelques belles pistes de réflexion.

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   Je ne suis pas chomskyen, ni en politique, ni en linguistique, pour plusieurs raisons qui ne regardent que moi : mais j'accorde pourtant à cet homme la popularisation de cette idée centrale, que le langage conditionne la pensée. Tout comme, c'est à présent proverbial, "le message, c'est le médium" pour reprendre une formule heureuse de McLuhan, je pense qu'il faut dire également "le langage, c'est la pensée". En faisant une étude intéressante de quelques notions, "réforme" et "insécurité" notamment, ce qui n'est pas sans rappeler certains textes de Franck Lepage sur ce concept d'"Éducation Populaire", Gilles Balbastre nous donne des armes fatales qui peuvent toucher le système en plein cœur.

   Je reproduis cependant ici la même réflexion que je m'étais faite après avoir lu Debord : les outils peuvent, et doivent s'appliquer au documentaire lui-même et on ne peut manquer de le trouver, évidemment, partial et orienté. C'est malheureusement le lot de tout documentaire, qui ne désire jamais montrer un "véritable état de nature" mais une seule facette de celui-ci, la moins avantageuse pour sa cible, la plus convaincante pour son auditoire généralement, par ailleurs, convaincu puisqu'il vient de lui-même se faire asséner un message dont ils avaient déjà une vague idée.

   C'est peut-être là encore le dernier problème qu'il me faut résoudre : s'il est vrai que "les meilleurs livres sont ceux qui vous racontent ce que vous savez déjà" (1984), il se trouve également que les discours restent plus que tout unilatéraux, et qu'on assiste à un dialogue de sourds d'une proportion inimaginable. Asinum asinus fricat, disait-on alors, "l'âne frotte l'âne" : chacun est prompt à dénoncer la rigidité du camp adverse et son incapacité à entendre les arguments contraires qu'ils édictent, mais peu sont prêts à faire l'effort d'écouter l'opposant et à trouver une once de raison dans ses propos.

   La démocratie, dira l'autre, ce n'est pas l'élection du discours le plus fort, fut-il, paradoxe, "démocratique", libertaire, égalitaire, que sais-je encore. La démocratie, selon moi, est l'art de la médiation et du mitoyen. Un bon accord laisse tout le monde mécontent, car il faut toujours se sacrifier pour le bien commun. Lorsque, dans une société "démocratique", un citoyen n'est pas seulement contenté, mais il est extatique, c'est qu'il y a un problème : le bonheur, la liberté, l'égalité, ne se mesurent pas à l'aune de l'accomplissement personnel, mais à celle de l'ensemble des citoyens et des concitoyens. "Ma liberté s'arrête là où commence celle de l'autre", nous dit-on en cours d'éducation civique : effectivement. La liberté, paradoxalement, se définit de l'extérieur, et non de l'intérieur : et de la révolte naît l'égalité. Ce documentaire, ces livres cités, sont des graines de révolte. Et plus nous serons de révoltés, plus notre société sera démocratique. Du moins, je le pense. Lorsque ce ne seront plus seulement les prolétaires, mais également les bourgeois qui se révolteront, plutôt qu'être paternalistes ou agacés par les masses bêlantes, alors peut-être que nous pourrons nous dire, enfin, mécontents et égaux.

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