1984 (1949, George Orwell)

Le temps allant, je me méfie des concordances adventices, des belles coïncidences, et trop belles même. Tel auteur, des siècles avant notre ère, avait tout deviné de notre époque ; telle peintresse a, à la Renaissance, dépeint avec clairvoyance la politique contemporaine. Je m'en méfie, car le réel ressemble souvent au passé. Preuve s'il en sera : 1984.
Il me semble effectivement, mais c'est sans doute un biais me concernant, que l'on parle de ce roman comme d'une sorte de prophétie auto-réalisatrice, comme une sorte de texte saint auquel il faudrait toujours se référer et qui prédirait les directions futures de notre société. Si on ne peut effectivement manquer d'y voir de curieuses fulgurances, qui font effectivement penser à l'hyper-surveillance, et à l'hyper-réalité, de notre monde contemporain ; si on ne peut que voir dans le parcours de Winston celui d'un Snowden, au hasard ; il faut sans doute se méfier des comparaisons simples.
Surtout, glisser imperceptiblement du roman à l'essai, ou de la fiction à la pensée, est un exercice auquel l'esprit humain est certes habitué, et qui nous permet certes d'atteindre de grands et beaux résultats, mais il n'en demeure pas moins une facilité de laquelle il faut se méfier. Que l'on comprenne ici, je ne remets point en question les analyses de l'auteur et leur pertinence, il a vécu, et s 'est battu, bien plus que je ne l'ai jamais fait, bien plus que je souhaite avoir à le faire. En revanche, je fustige les lectures qui en feraient comme une sorte de fatalité, et qui se serviraient des indices de notre époque pour attaquer inconsidérément un quelconque opposant, ou abandonner totalement la lutte.

Il en va dès lors de cette idée magistrale, à laquelle, en qualité de linguiste, j'ai toujours été sensible : la novlangue, cette sorte de métamorphose du langage qui produit une ataraxie forcée, une médiocrité saisissante. J'aime Montaigne, on le saura ; mais il s'agissait chez lui d'un point d'arrivée, et non d'un point de départ, de la révélation de la complexité du réel et de l'impossible choix rationnel dans l'absolu, uniquement dans l'état de nature où nous nous trouvons. Big Brother, par ses associations à présent célèbres ("La guerre, c'est la paix", etc."), transforme ses agents en d'immobiles vibrions, incapables de choisir entre deux extrêmes que la raison, pourtant, sait distinguer sans mal.
C'est précisément parce que cette novlangue supprime des mots, ou les associe indûment, que la pensée disparaît. Je ne peux alors qu'enrager, et en mon cœur de linguiste, et en mon âme de citoyen, lorsque je vois le concept brandi pour dénigrer toute innovation, toute néologie, toute appellation concurrentielle. On lit parfois ce mot de Camus, que mal nommer les choses, c'est participer au malheur du monde ; il y a un corollaire, que de multiplier les mots, c'est affiner sa connaissance.
Ce que je retiens de 1984, et ce qui me semble le plus intéressant, ce n'est pas l'absence d'informations dans le geste de propagande, même si beaucoup de choses sont effectivement laissées sous silence quant à l'état de ce monde ; mais, au contraire, l'abondance d'informations. Dans un mouvement finalement proche de celui de Bouvard et Pécuchet, on ne cesse d'offrir des récits de victoire, de batailles gagnées ou perdues, on ajoute des règles, on en retranche, on en transforme.
Ce bruit incessant, qui rend toute tentative langagière nouvelle inutile, immédiatement dépassée par le changement, empêche de penser, et de penser efficacement. Je repense à La Sociologie est un sport de combat, et Bourdieu de se souvenir du discours sociétal avant ses travaux : un monde sclérosé par la vitesse d'un changement constant, si vite et si rapide qu'aucune description signifiante ne pouvait être faite. Simplifier le langage, le corrompre, l'appauvrir, cela obstrue la pensée certes, mais on pourrait toujours le contourner ; mais associé à un monde qui semble - du moins, que l'on prétend être - incompréhensible, on est effectivement des plus impuissants.

La complexité de la réalité me sera à jamais inaccessible : toute une vie ne sera pas suffisante pour, ne serait-ce, commencer à envisager l'ensemble des paramètres qui me permettraient de la comprendre parfaitement. Je m'y efforce cependant, car pour quelle autre raison serions-nous sur terre, si ce n'est pour exploiter au mieux le moment qui nous est alloué, pour comprendre cet étrange accident qu'est l'existence ? Ce temps est bien trop court, je pense, pour abandonner devant la difficulté.
J'ai appris, jadis, la persévérance ; je tâche de l'observer à chaque instant, qu'il s'agisse de finir un jeu vidéo, d'écrire un livre, ou de mieux comprendre les forces qui nous entourent, nous dominent et nous influencent. Les fictions, les essais, font partie des outils qui nous permettent de mieux comprendre tout cela. Ce sont autant de filtres tordant la lumière allant de la chose à notre esprit ; toujours déformants, jamais transparents. 1984 nous met en garde, 1984 n'est pas accompli ; et ceux qui le brandissent indûment cherchent toujours à nous tromper, à nous pousser à l'inaction et à nous soumettre.

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