Jacques Brel (1929 - 1978)

Publié le par GouxMathieu

   Oui, cela faisait longtemps que je n'avais pas fait de mises à jour. Plusieurs raisons à cela : l'ennui, la solitude, un peu de déprime sans doute, le travail, les doutes... La vie, pour le résumer en un mot. Je crois me sentir surgir de la pénombre, le soleil y aide sans doute ; l'écriture y contribue ; mais Brel l'a initié.

 

   J'ai découvert Brel relativement tard, finalement. Enfant, je ne jurais guère que par Renaud ou par Brassens ; et si ce n'est ses chansons les plus connues, "Ne me quitte pas" (qui n'est décidément pas ma préférée) entre autres, je n'aurais rien écouté jusqu'à la fin de mon adolescence. À ma grande honte, je dois dire, j'ai mis du temps avant de réellement rentrer dans ses textes. Pendant très longtemps, je n'arrivais pas à me faire à son phrasé, à son univers, à ses personnages. Et puis, jugeant que cela manquait décidément à ma culture générale, je me fis un devoir de l'écouter de façon "méthodique", ne laissant rien dans l'indétermination : grand m'en a pris, car certaines de ses comptines comptent à présent parmi mes préférées, tous genres confondus.

   D'instinct, et si je devais fouiller un rien dans les chansons que je découvris en premier, il me vient immédiatement à l'esprit "La bourrée du célibataire", que je persiste à chantonner encore et encore. "La fille que j'aimera / Sera comme bon vin / Qui se bonifiera / Un peu chaque matin". Déjà, quelque chose m'attirait l'œil et l'oreille, ce balancement, presque comique souvent, entre l'espoir et le désespoir, l'attente et le présent, l'ombre et la lumière bref, ce balancement que je ne connais que trop bien et qui me fait toujours dire que l'hiver succèdera à l'été qui précédera un nouvel hiver.

   Ragaillardi et persuadé d'avoir trouvé là le poète qui sait me dire les vérités que je connais déjà, je poursuivais ma quête. "Grand Jacques (c'est trop facile)" me confirmait cela : que savais-je, et que sais-je encore de l'amour ? Des yeux bleus, des cheveux fous... Je n'en connais rien du tout. Continuons, un coup de collet encore : après une "Valse à mille temps" que je n'ai jamais vraiment appréciée et "Ne me quitte pas", bien trop colorée de sombre et sans ironie aucune (je lui préfère largement "Sale petit bonhomme" de Brassens, supérieure pour moi à bien des égards), voici venir alors les chansons qui me percèrent l'âme, et le cœur, et le reste, d'un fer rouge.

   "Au suivant", qui n'a qu'un air de danse et des paroles de suicidaire ; "Quand maman reviendra", qui ne peut se chanter qu'en sanglots ; "Ces gens-là" et la douce Frida ; "La chanson de Jacky" et mon besoin irrépressible d'écrire ; "Je suis un soir d'été" qui devrait figurer dans tous les Gradus à l'entrée "prosopopée" ; et, enfin, sans doute les trois airs qui toujours m'arracheront des larmes de douleur, de vraie douleur.

   La première, "La ville s'endormait", m'est incompréhensible de beauté et de fortes images. Si je devais élire, au soir de ma mort, la chanson qui m'accompagnerait dans la tombe, ce serait celle-ci. En rue, le matin, le midi, au soir, que le soleil brille ou qu'il se taise, qu'il neige, qu'il vente ou qu'il faille, que je me repose ou que j'erre, ces vers surgissent, sourds, ignobles : "On m'attend quelque part / Comme on attend le Roi. / Mais on ne m'attend point / Je sais depuis déjà / Que l'on meurt de hasard / En allongeant le pas". Et souvent, très souvent, de me répéter cela. "On ne m'attend point". Et que j'aille travailler ou que je revienne chez moi, que je sorte m'enquérir de quelques courses connues de ma seule personne ou que je flâne comme cela arrive plus souvent que je ne veuille le confesser, qu'il faut que je le sache : on ne m'attend point.

   À dire vrai, je pense que l'on peut réduire tout ce que j'ai pu écrire et tout ce qui me reste à écrire (car, comme disait l'autre, "je m'en irai un jour sans avoir tout dit") à cette seule phrase à la fois rassurante, car connue, et profondément pathétique, car connue. Je n'ai jamais été, je pense, quelqu'un de fondamentalement optimiste, du moins me concernant. Et cette chanson de me saisir comme un miroir peut saisir mon reflet.

   La deuxième, "Orly", m'est irrésistible de tristesse et de mélancolie. Au-delà du clin d'œil à Gilbert Bécaud, nadir de son zénith, la puissance évocatoire du texte me fait vivre, sous les yeux, la scène contée. Une séparation, l'instant du départ, d'un couple : il part, elle reste. Le déchirement de ces êtres, chanté par celui qui sait, et il l'a déjà dit, que lorsque deux routes se croisent, ce ne fait jamais qu'un carrefour, j'en ressens l'écho à chaque fois que j'écoute ce morceau. Lorsque celle-ci, quittée par l'amour - et non simplement par un homme - a "mille ans", ma voix s'étrangle : je ne puis poursuivre plus en amont. Il faut donc une grande force d'âme, et nul doute que Jacques Brel l'avait, pour aller outre. Est-ce donc pour cela que la musique soudain, après ce vers, devient brusquement entêtante, comme pour dissimuler les cris qu'il laisse s'échapper ?

   À dire vrai, je pense que l'on peut réduire toutes mes relations, familiales, amicales, amoureuses, celles que j'ai connues et celles qu'il me reste à connaître (et je partirai sans avoir connu celui ou celle qui voulait me rencontrer), à cette seule chanson. J'ai depuis longtemps assimilé l'idée que tout n'était que fugace en ce monde et en ma vie, et que tout partira de ma main comme le sable, même si on serre le poing, ne laissant là que quelques misérables grains qui finiront par s'écouler au moindre mouvement. Et cette chanson de me parler comme le sage vaticine et devient de moins en moins Cassandre.

   Enfin, "L'éclusier", m'est formidable de douceur et de peine. À la façon du Canal du Midi au bord duquel j'ai passé mon enfance de plus en plus lointaine, la chanson s'écoule lentement, patiemment, une écluse après l'autre. "Les marinières se paient ma trogne / Elles me plaisantent, et elles ont tort". Le cycle des saisons, dont je parlais plus haut, est ici fort bellement retranscrit : et comme il le précise, "C'est au printemps / Qu'on prend le temps / De se noyer". Il me vient toujours des pensées suicidaires au printemps. J'ai toujours apprécié l'automne, le feu d'artifice de la nature, la chute des feuilles déliquescentes ; j'aime souvent l'hiver, le feu dans le foyer, le temps maussade, le gris, le calme et la mort de la ville et de la campagne ; j'espère toujours l'été, les chaudes journées transpirantes, l'herbe vert émeraude, les tomates crues qui coulent le long des lèvres et se perdent dans la barbe ; mais le printemps m'attriste étrangement.

   À dire vrai, j'espère mourir au printemps, même si cela est "dur" pour le reprendre encore une fois. Ce ne serait que normalité, me concernant. Il est une promesse de renouveau que je ne vois jamais venir ; c'est la saison des amours, qui toujours m'échapperont ; c'est la timidité qui m'embarasse constamment, le fouillis des formes, des odeurs et des couleurs qui me colle à la peau et qui m'empêche de m'évader.

   Alors, au printemps, comme chaque année, je m'écoute Brel. Me sauvera-t-il encore ? Un jour viendra, pourtant, où cela ne sera plus suffisant. Où il allumera sa guitare, mais ne sera pas espagnol.

   Et ce jour-là, qu'il me pardonne ! mais j'aimerai le lilas.

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