King Lear (1606, William Shakespeare)

Publié le par GouxMathieu

   Tiens ? Je ne crois pas avoir déjà ici parlé de Shakespeare. C'est un tort. Mais, avouons-le, ce n'est pas un auteur que l'on côtoie souvent en France : l'histoire littéraire est, ici et avant tout, l'histoire littéraire française. À tort, bien entendu, mais nul n'est besoin ici de le montrer.

 

   De Shakespeare, je ne connaissais que ce qui peut se connaître par la culture populaire : Roméo et Juliette et Hamlet, notamment. Ce sont des œuvres que l'on sait réciter même sans les avoir parcourus : ce sont des classiques, dans le sens que leur prêtait Jean Yanne, soit "des livres que tout le monde connaît mais que personne ne veut lire". Et puis, un jour, par curiosité et alors que je flânais chez mon bouquiniste favori d'alors, j'avisais une édition de la chose ; le titre me plut immédiatement, sans que je ne sache pourquoi mais l'on connaîtra mon goût pour l'onomastique ; je parcourus le livre avec curiosité d'abord, intérêt ensuite, amour enfin ; et même après avoir lu, ou si fait, l'intégralité de l'auteur, je n'ai aucun mal à dire que c'est là ma pièce favorite.

   Une fois n'est pas coutume, et parce que je gage que, finalement, l'intrigue est moins connue que celle d'une pièce de Corneille ou de Racine, que je trace l'argument de celle-ci. Le vieillissant Roi Lear, roi de Grande-Bretagne, décide de se retirer du pouvoir. Mais plutôt que de choisir qui, de ses trois filles, Goneril, Régane et Cordélia, aura le royaume, il décide de scinder celui-ci en trois parts.

   Et là, tout commence et, tragédie oblige, tout finit.

   Il est toujours difficile - mais c'est l'exercice de ce blog et j'aime à m'y tenir - de dire exactement ce qui me plaît ici. Après réflexions, je pense tenir quelques éléments de réponse. Tout d'abord, il y a bien entendu le déroulé des personnages, le Roi, ses trois filles et leurs époux ou courtisans. Cordélia à elle seule est un roman, non loin d'être une "anti-Célimène", et elle est encore aujourd'hui un modèle à mes yeux. Franche, sincère jusqu'à en être débonnaire, elle est l'incarnation de la vérité. Comme disait l'autre, si vous abandonnez votre sens moral à la moindre difficulté, ce n'est plus une morale : c'est un hobby.

   Mais non loin, dans un même esprit sans doute mais bien plus sombre (et, sans me l'avouer parfaitement, plus proche de ma propre personnalité), il est le bouffon, le fou du roi. Comment décrire ce personnage, comment en soulever tout le génie, toute la douleur et toute la joie qu'il peut apporter à la pièce ? Il semble sorti de ces fables latines et antiques, être cet esclave qui murmurait aux oreilles des empereurs "Memento te mori" ; il est celui qui annonce, vaticine et pointe, d'un doigt accusateur, les vices et les vertus indifféremment. En faire un avatar de l'auteur, c'est sans doute prendre la solution de facilité et, à dire vrai, cela me déçoit quelque part. Qu'il me semble plus juste, et plus triste encore, de croire que le personnage qui seul détient la vérité est le fou que personne n'écoutera ! C'est là un rôle souvent vu dans les pièces de Shakespeare mais je le trouve, ici, indiscutablement sublime.

   Car l'intrigue elle-même, Dieu ! vole sans doute la vedette. Oh, bien entendu, le final d'Hamlet est un génocide cruel ; Titus Andronicus vous fera vous méfier du moindre banquet ; et vous ne regarderez plus une balance de la même façon après avoir lu Le Marchand de Venise. Mais ici... Des yeux arrachés, des morts cruelles, des solitudes désertiques. Et, peut-être ce que je déteste le plus, la haine et le rejet. Cette seule scène, la première même, où le bon Roi Lear, fier et orgueilleux, renie sa fille préférée car coupable de vérité, me transperce le moindre des sangs.

   Et la mort, la mort de celle-ci... Bérénice me fait pleurer, oui ; Cinna me transporte, certes ; Mithridate m'emporte, encore. Mais la mort de Cordélia, la première fois dans mon lit, au soir venu, à la lumière d'une petite lampe, me bouleversa entièrement. L'on me croira lyrique, mais je n'ai su en dormir de la nuit. Je me mis à écrire, la peine m'inspira. Peu d'événements littéraires me firent cet effet.

   Je reviens souvent au Roi Lear. Je reviens souvent au texte, tout comme je reviens souvent vers Ran, l'adaptation faite par Kurosawa. Il me semble toujours le découvrir pour la première fois. C'est là, peut-être, la force des tragédies : vous faire croire que, cette fois, tout ira pour le mieux.

   Et toujours d'être déçu.

 

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