L'Étagère du haut [Nouvelle]

Publié le par GouxMathieu

   J'ai rédigé l'année dernière une nouvelle suite à un appel à textes, qui a été retoquée. J'en suis cependant content, donc j'en profite pour la poster ici.

 

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L’étagère du haut

On comptait quatre étages, cinquante-deux bibliothèques (seize au premier étage, douze pour les suivants), chacune ayant neuf étagères. Il n’en fallait pas plus pour conserver tous les arbres généalogiques des mille-deux-cents familles d’Epsilon, la Contrée aux Montagnes, et s’assurer de leur haute hérédité, de leur nombreux mariages et de leurs nombreuses alliances, de tous leurs bâtards et de toutes leurs princesses. On avait classé les familles par ordre alphabétique, en commençant par l’emplacement gauche de la plus haute étagère de la première bibliothèque du premier étage. On comptait les bibliothèques de la gauche vers la droite en pénétrant dans un niveau : puisque les Archives Officielles étaient orientées vers le sud, comme on le faisait d’ordinaire pour les bâtiments administratifs pour profiter du meilleur ensoleillement, on suivait mathématiquement la course de l’astre pour se repérer. De grands annuaires, reliés de cuir et enchaînés à autant de lutrins, donnaient une cote ainsi faite : d’abord le numéro de l’étage, puis celui de la bibliothèque, puis l’étagère. Il fallait d’abord s’enquérir d’un rôle de parchemin au rez-de-chaussée pour savoir quel annuaire consulter ; on n’avait ensuite qu’à retrouver la famille voulue pour détricoter toute sa héraldique.

Ainsi, si on était intéressé par une lignée collatérale des Gürendorffen, qui depuis les origines de l’écriture fournissait en échansons les cours royales du monde connu, il suffisait tout d’abord de consulter le parchemin, qui indiquait « 2 » ; on se rendait au deuxième étage, puis on cherchait le nom dans l’annuaire consacré, et on lisait « 2.10.3 ». Le premier chiffre, redondant au regard du parchemin, confirmait cependant que l’on ne s’était pas trompé ; le second, la bibliothèque, que l’on décomptait dans le sens horaire à partir de l’entrée de l’étage ; le troisième, l’étagère, en partant du haut. Ensuite, on fouillait jusqu’à trouver le bon volume.

Le système était plutôt efficace, et s’accomodait des mouvements, rares mais importants, de la noblesse epsilonnienne. Certaines disparaissaient, il n’y avait pas d’héritiers ni d’héritières, ils étaient tous assassinés, on brûlait les cadavres, les tapisseries se retrouvaient dans un autre pays, sur le trône d’un halfelin ou en nappe chez les nains. On ôtait le volume des Archives, on le stockait on ne savait où ; selon la réputation de la famille déchue, on empoussiérait les volumes dans un placard ou on les brûlait à la moindre occassion. Parfois, certaines familles apparaissaient : ça avait été d’ailleurs assez le cas ces dernières décennies. Les grandes guerres, le retour du Sorcier Azarok, la Prophétie Bleue, avaient été certes les causes de multiples batailles qui avaient décidé du sort de l’ensemble des peuples du monde connu, des gobelins aux hydres jusqu’aux lutins sylvestres — et ils étaient généralement à part des turpitudes de l’univers —, mais ces événements avaient surtout singulièrement amplifié le travail des archivistes. Le moindre écuyer qui avait transpercé un quelconque colonel ennemi avait été annobli avec châtellenie, blason et tout le toutim. Il fallait bien les référencer à présent, les rajouter aux Alfronsbauer, aux Dantionni, aux Lucien-Bayard de légende ! Il restait quelques étagères vides ou presque au quatrième étage, on les remplissait progressivement et on parlait de construire un cinquième niveau. On avait bien tenté, au commencement, de refaire un classement alphabétique, mais il n’y avait tout simplement pas assez d’agents. Tout le faste avait été dépensé à la guerre, pour la police, pour les armées : les services administratifs n’étaient pas « prioritaires », avait déclaré le bourgmestre jadis. Cela ferait dix-huit ans bientôt. Alors on entassait les nouveaux venus, sans se soucier d’alphabétisme, et on remplissait les étagères comme on le pouvait.

C’était un grand et beau bâtiment, que ces Archives Officielles. Elles étaient situées dans le plus beau quartier de la capitale, sur l’avenue qui menait d’une part à la Chapelle Royale, d’autre part au Palais Rouge. Dans une rue parallèle, en remontant vers le fleuve, on trouvait l’ECM, l’École des Chartes Magiques, qui formait depuis des temps immémoriaux historiens, paléographes, archivistes surtout. Celles et ceux qui terminaient les huit années d’étude, et qui parvenaient à se hisser au sommet des classements, pouvaient ensuite travailler aux Archives Officielles. C’était un travail difficile, les Archives étaient peu chauffées pour mieux conserver le parchemin, peu éclairées ; surtout, si l’usage des index et des annuaires n’était pas des plus compliqués, comme le système avait été surtout pensé pour les profanes, il y avait tout un micmac administratif dans lequel il fallait naviguer sans hésitation, et ce pour la moindre opération. On ignorait bien pourquoi la chose avait été mise en place : les procédures formulaires de la royauté, de l’Église ou de la secte des magiciens étaient loin d’être aussi compliquées. Mais les Archives étaient notoirement connues pour leur labyrinthe bureaucratique, au point que sa renommée dépassa les frontières d’Epsilon pour atteindre les Îles Solitaires, où elle devint proverbiale.

C’est qu’on ne plaisantait guère avec la généalogie. Comme c’était le seul moyen de s’assurer des chemins tormineux des héritages et des déshéritages, beaucoup de branches cadettes n’auraient pas hésité à gommer une filiation ou à en rajouter une pour transformer une branche collatérale en ligne directe, pour éliminer un oncle du préciput ou rendre à la damnatio memoriae un cousin ambitieux. Toute intervention, aussi légère même que la correction d’une coquille ou le dépoussiérage d’un volume devait être validée, contre-validée, signée, contre-signée, marquée de trois sceaux distincts à la cire rouge, blanche et jaune, signée une nouvelle fois. Toute erreur dans l’ordre des opérations, et le document était caduque : on le barrait totalement d’une seule ligne, on inscrivait « Non conforme » quelque part et on le conservait dans un autre volume avec ses semblables. Cette opération d’archivage était elle-même soumise aux demandes exigeantes de l’administration et il arrivait parfois que, d’erreurs en imprécisions, un formulaire ne soit finalement refusé et catalogué en tant que tel qu’un an après sa lecture initiale, les tentatives successives de le nullifier étant à leur tour inexactes, entraînant en cascade de nouvelles procédures de nullifications.

Les trois-quarts du cursus de l’ECM étaient d’ailleurs dédiés à l’apprentissage de ces règles administratives spécifiques, à la façon de distinguer bordereau, papillon, copie, diplôme, verbatim, acte et leurs sous-catégories. Les étudiants étaient toujours surpris d’apprendre que la partie proprement dite de leur apprentissage dédiée aux subtilités du droit epsilonien était vitement expédiée, en un semestre au mieux. C’est qu’ils n’auraient quasiment jamais à s’en servir : en revanche, savoir dans quel bureau chercher tel cachet, ou se souvenir si l’acte devait être simplement signé, paraphé, ou les deux, leur était bien plus utile au quotidien. Les falsifications, du reste, demeuraient extraordinairement rares : cela faisait longtemps que les intrigants avaient abandonné toute idée de truquer les Archives – ils s’en remettaient à des techniques longtemps éprouvées, l’assassinat, l’empoisonnement et la flagornerie. Les morts et les naissances arrivaient certes régulièrement, mais une à deux fois par mois au mieux, et les récents annoblissements de la dernière guerre avaient certes été cavalièrement rangés, mais ils étaient à jour.

Du moins, le croyait-on.

 

C’était un petit matin d’hiver, froid et sec : le temps préféré des Archivistes. Le sous-secrétaire général aux Archives Officielles, troisième dans l’organigramme de la demeure, se rendait gaillardement au travail. Sa besace contenait, comme toujours, une liasse de documents à vérifier et à valider, avant transmission aux différents services compétents. Cela l’occuperait une bonne partie de la matinée. L’après-midi, un Duc venait vérifier un lignage de sa famille, concernant un futur mariage et le douaire qu’il devait accorder. Le « Sougé », comme les employés le surnommaient affectueusement, aimait assez ces rencontres protocolaires. Il ne manquait jamais une occasion de vanter les mérites de son travail et en profitait pour glisser un mot ou deux sur le besoin de recruter de nouveaux employés, ou d’augmenter une dotation. Cela aboutissait rarement, mais les nobles avaient la politesse d’écouter et le Sougé repartait à son étude avec la satisfaction d’avoir accompli son devoir.

Le bureau était tranquille, ce matin-là. On entendait les petits pas feutrés des collègues d’à-côté, le bruit si caractéristique des plumes sur le vélin, le crépitement des cierges qui se consumaient. La ville entière, au-delà des hautes fenêtres blanches et vertes, était encore étouffée du soleil froid, sans un bruit ni un éclat. L’air était tranquille, et propice à l’étude. Le sous-secrétaire général dénoua le nœud le plus haut de sa pélerine en s’installant à sa chaire, sortit sa liasse de paperasses et la disposa efficacement sur le haut lutrin qui était le sien. Les encriers avaient été préparés avant son arrivée, son porte-plume n’attendait que lui : au travail.

Les premiers actes étaient d’une régularité exemplaire, et il n’eut aucun mal à les valider pour future vérification dans une étude voisine. Depuis une quarantaine d’années qu’il officiait, il lui semblait que la qualité générale des demandes avait sensiblement augmenté. De moins en moins avait-il besoin de retoquer les formulaires à cause d’une signature illisible ou d’une écriture raturée. On s’était habitués aux exigences de la maison, et il en était heureux. Un document, pourtant, l’étonna assez et, plutôt que d’enclencher immédiatement la procédure d’annulation, il prit un peu le temps de le considérer. Il s’agissait d’une demande de consultation, assez classique, de la généalogie d’une famille de petite noblesse, des barons d’un pays limitrophe dont les ancêtres avaient jadis vécu dans la Contrée. Il manquait l’une des deux signatures exigées, il n’était nul besoin de faire une lecture attentive de la demande pour s’en apercevoir. Ce qui intriguait le secrétaire, c’était l’expression.

 

« Par la présente, etc. etc. », marmotta-t-il en déchiffrant syllabe à syllabe le formulaire, « Nous, Membre de la Famille etc. etc., demandons consultation... du volume sis à “l’étagère du haut” ? »

 

Il manqua de s’étrangler à la lecture de ce dernier mot. « L’étagère du haut ? » répéta-t-il, incrédule. Qu’il y ait parfois des erreurs, ou des imprécisions, sur la cote à consulter, cela arrivait souvent. On serait d’ailleurs surpris d’apprendre qu’une telle erreur n’entraînait pas systématiquement l’annulation du formulaire : un décret, assez ancien maintenant, dit « errorem sincerum », autorisait les agents à remplacer d’eux-mêmes, et sans paperasse complémentaire, la cote erronée par l’exacte, si tant était qu’au moins deux des trois informations fournies (étage, bibliothèque, étagère) étaient correctes. Depuis le temps, le Sougé avait plus ou moins appris par cœur l’organisation des Archives et pouvait souvent, de mémoire, rectifier l’erreur sans même vérifier les roles du rez-de-chaussée. Mais jamais, de toute sa carrière administrative, n’avait-il rencontré une dénomination aussi flottante, aussi imprécise et aussi vulgaire que « l’étagère du haut ».

Cette incongruité, surtout à une époque où la qualité générale des demandes était exemplaire, l’avait plutôt déstabilisé. Et plutôt que de faire ce que la procédure exigeait, il demanda au clerc qui se chargeait de son emploi du temps de déplacer au lendemain, avec ses excuses les plus sincères au Duc, son rendez-vous en prétextant une migraine naissante. Cela n’étonna guère, le secrétaire avait parfois de ces soucis, davantage l’été que l’hiver cependant. Il prit le formulaire délictueux et s’enferma dans un petit bureau qu’il occupait parfois, quand il voulait être tranquille. Il sortit des bésicles d’un tiroir, qu’il nettoya distraitement de sa bure. À la lumière blanche de ce matin d’hiver, à travers les carreaux propres de son bureau, il explorait la moindre once du document.

 

L’orthographe générale du texte était, il s’en apercevait à présent, plutôt archaïque, mais rien d’exceptionnel en vérité. Beaucoup des demandeurs affectaient une langue précieuse, usaient de mots difficiles et oubliés, organisaient des accords complexes. Ce n’était absolument pas une exigence bureaucratique, et l’on pouvait très bien s’en dispenser, mais le flafla de ce style de palais n’était pas pour déplaire au sous-secrétaire. L’écriture, en revanche, était d’une régularité intéressante. La main qui avait tracé les caractères n’avait point tremblé, et avait apparemment écrit l’ensemble en une seule fois. On ne distinguait pas ces gestes de reprise caractéristiques des sessions multiples d’écriture, ces légers pâtés et cette disparité de couleur dans l’encre, qui témoignaient de reprises successives du travail. Les portées avaient été effacées très soigneusement, sans trop abîmer la peau du parchemin. Il fallait pencher le document selon un certain angle, en pleine lumière, pour en distinguer la foulure, seule trace de leur existence passée. Mais ce qui l’intriguait le plus, et cela devenait frappant à présent qu’il s’attardait davantage, c’était la forme de certaines lettres.

Prenez le « R » majuscule, par exemple, qu’on lisait bien au début de la troisième ligne (« Reprenant notre propos etc. »). On avait commencé à le tracer en partant du bas à gauche, par une premier boucle qui devenait rapidement la hampe. Puis on était reparti du bas droite par un trait vif la coupant en son milieu, avant de terminer par un demi-cercle parfait achevant le caractère. On suivait distinctement le tracé, il n’y avait pas de doute à avoir. Or, plus personne ne faisait les « R » comme ça depuis, au bas mot, cinq ou six siècles. Depuis la découverte du continent oublié, et les nombreux échanges culturels entre les humains et les elfes de sang, fins calligraphes s’il en était, l’habitude était de poursuivre le mouvement, après traçage de la hampe, à partir de son sommet, et de dessiner le demi-cercle et la jambe droite d’un seul trait.

Ou encore le « & » (« Voulons & demandons etc. »). Ce n’était pas qu’il était tracé étrangement : c’est qu’on ne faisait absolument plus ce caractère depuis... bien plus longtemps qu’il ne pouvait se rappeler. Ce document venait d’un temps immémorial, peut-être même d’avant la création, maintes fois séculaires, des Archives Officielles. Dans son étude, debout près de la fenêtre qui donnait sur le marché embrumé, le sous-secrétaire général hésita. Quelque chose le fascinait, dans cette relique archéologique d’un âge d’avant les guerres arcaniques, avant le trône de velours, avant les belles alliances et les pays d’au-delà les mers. Alors, plutôt que d’envoyer le formulaire au service des annulations, il le plia soigneusement et le rangea tout contre sa poitrine. Puis il lissa sa barbe, inspira profondément à deux ou trois reprises, et se dirigea d’un air décidé vers la Guilde des Codicologues.

 

Les Codicologues étaient, de tous les fonctionnaires d’Epsilon, les plus redoutés de tous. Leurs procédures administratives, bien que moins compliquées que celles des Archives, demandaient un certain doigté pour être validées. Surtout, tous les agents étaient des Gargouilles, les plus exigeants des tabellions que l’on pouvait connaître. C’était les premières habitantes de la Contrée aux Montagnes. Lorsqu’Astaran, premier roi du pays, arriva là, il s’attendait à les conquérir : mais les Gargouilles se laissèrent docilement soumettre. Une guerre n’aurait sans doute point tourné à l’avantage des humains. Elles pouvaient atteindre trois mètres de haut, et deux d’envergure ; leurs ailes de cuir pouvaient trancher des chênes centenaires ; un troisième œil, dissimulé sous les plissements de leur front de pierre, semblait prédire les mouvements de leurs adversaires. On ne savait encore tout à fait pourquoi elles avaient accepté aussi rapidement de rejoindre la couronne, mais on comprit rapidement qu’elles pouvaient être des alliées administratives hors pair. Leur force immense leur permettait de soulever, à proprement parler, des montagnes de papier sans mal. Leur vision inédite repérait en un regard les erreurs et coquilles des verbatim ; comme elles étaient naturellement menaçantes, personne n’osait contredire leurs décisions. On leur proposa de gérer, jadis, les Archives : elles déclinèrent fermement, sans explication. On n’osa pas leur en demander.

En tant qu’agent royal, le sous-secrétaire général put pénétrer sans s’annoncer dans l’imposant bâtiment de la Guilde situé non loin des Archives, dans le Carré de Papier qu’ils formaient avec l’ECM et la Maison aux Cadastres. La Gargouille de l’accueil, de mauvaise humeur, lui demanda sévèrement ce qu’il venait chercher là. Il bredouilla qu’il demandait un spécialiste des anciennes écritures. « Anciennes comment ? », tonna-t-elle de sa voix caverneuse. « Très anciennes », répondit-il avec un courage qu’il s’ignorait. La Gargouille le toisa, entre surprise et méchanceté, puis pointa un couloir de sa griffe d’opale. Elle retourna ensuite à ses travaux, sans plus prêter la moindre attention au vieillard. Il y avait quelque chose de comique à le voir, rabougri et clopetant, se faufiler entre les Gargouilles qui le toisaient, les bras occupés de codex qui faisaient deux fois son poids. Après avoir rasé plusieurs murs, il arriva enfin devant une très lourde porte de chêne, aux rivets de plomb aussi gros que son poing. Il souleva avec difficulté le heurtoir, et le laissa se rabattre dans un écho sombre. Un cri, à la croisée du grognement et du sifflement asthmatique, lui fit comprendre qu’il pouvait entrer.

Ce bureau était immense, aussi grand que l’un des étages des Archives. Il était étrangement vide : il n’y avait aucune décoration, meuble d’apparat, pas même un papier, un formulaire, il n’y avait pas un seul bordereau. En face de la porte, près d’une haute fenêtre à vitraux à l’effigie du Roi Astaran, premier des humains, un imposant bureau au rotin attendait, la Gargouille cérémonieusement assise sur un beau fauteuil rouge et vert. Sa teinte rosâtre, les fissures qui se devinaient sur son visage et le cuir percé de ses ailes laissaient croire à un âge avancé. Elle semblait néanmoins assez douce, du moins, plus douce que ses coreligionnaires : quand elle comprit qu’elle avait affaire à un humain, son air s’attendrit instantanément. Elle invita le Sougé à se rapprocher, et celui-ci opina. La chaise des visiteurs étaient plus grande que celles dont il avait l’habitude : il dut se hisser maladroitement en s’aidant de ses deux mains et de ses genoux. Après une ou deux civilités d’usage, il expliqua la raison de sa visite. Il sortit le document de sa bure, et le tendit à la Gargouille. Celle-ci le déplia précautionneusement, saisit à sa gauche une sorte de loupe au cadre d’ébène, et étudia lentement les caractères.

 

« Cet acte n’est pas aux normes », finit-elle par dire alassée. Avant que le sous-secrétaire ne put répondre, elle poursuivit. « Je vois cependant ce qui vous étonna. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu cette façon. »

 

Sans détourner le regard du papier, du moins, ses deux yeux principaux ne le quittèrent point tandis que le troisième suivit sa main droite, elle ouvrit un tiroir et en sortit un petit cahier, qu’elle se mit à feuilleter lentement. Il s’agissait d’alphabets de référence, comme on en trouvait dans les bibliothèques de l’ECM. Le Sougé vit cependant bien qu’il y avait là des planches qu’il n’avait jamais vues, des arabesques oubliées et des glyphes de peuples à présent disparus. Entre les albins et les gothiques, les carolingiennes et les romanes, son doigt s’arrêta. Ses yeux — les trois, cette fois-ci — firent des va-et-vient entre le cahier et le document tandis que le sous-secrétaire l’observait, fasciné et silencieux. Enfin, elle s’arrêta sur une page, et leva un sourcil circonspect.

 

« Ici, fit-elle. L’écriture altrienne. Très beau spécimen, très régulière. Peut-être, les e minuscules sont un peu plus aplatis. Je dirais que la plume a un léger défaut, qui oblige à imprimer une pression inhabituelle. Tenez, regardez donc. » Elle tendit le cahier ouvert et retourna le document à la destination du visiteur. En se rapprochant jusqu’au bord de la chaise, il tentait de voir la nuance que le Codicologue avait repérée, en vain : son œil n’avait pas été aussi bien entraîné. Il balaya la difficulté et reprit. L’écriture altrienne ? Il ne pensait pas qu’elle fût encore enseignée dans une école.

« Elle ne l’est plus, répondit la Gargouille dans un râle agacé. Plus depuis... je crois, le troisième roi. » Les Gargouilles comptaient les règnes ainsi. Astaran était le premier ; Astaran III, le second ; Henrius devait être le troisième. Il y avait de cela huit-cents ans : il avait clairement sous-estimé l’antériorité de la graphie. « Très belle trouvaille archéologique, continua-t-elle. Cela fera une belle addition à notre collection.

    — Vous ne comprenez pas, Maître. Il s’agit d’une demande récente. Ce formulaire arriva par le courrier courant. » Le Codicologue renifla ostensiblement. « Je ne goûte guère les plaisanteries, sous-secrétaire. Pensez-vous me faire croire cela, alors que ce vélin a lui-même plus de six-cents ans ? »

 

Le sous-secrétaire manqua cette fois-ci de s’évanouir. Il était impossible qu’un vélin soit aussi propre des six siècles plus tard. Même les ECM ne pouvaient fournir de sort aussi puissants pour la conservation de la peau. « L’ECM, sans doute, professa le Codicologue. Mais vous autres, humains, n’avez pas le monopole de la conservation. Venez avec moi. » Un souffle d’air puissant, venu de la dépression créée par le lever de la Gargouille, étonna le vieillard. Il se ressaisit vite cependant, saisit le document sur le bureau et, claudiquant aussi vite qu’il le pouvait derrière les pas austères du vénérable Codicologue, ils sortirent du bureau, obliquèrent leur marche vers une aile annexe de la guilde et pénétrèrent dans une sorte de laboratoire alchimique. Des alambics colossaux serpentaient entre des éprouvettes remplies de liquides troubles, fumants ou non, perpétuellement agités souvent. Des flammes bleuâtres en réchauffaient certains, et une odeur tenace de salpêtre et de moisissure rendaient l’atmosphère irrespirable. Dans un coin, une Gargouille encore plus vieille que le Codicologue était comme tassée, affaiblie par l’obscurité et l’âge. Elle était horriblement mutilée : une aile avait été brisée en deux endroits et pendait lamentablement au sol, un bras lui manquait. Une cicatrice, mal refermée, balafrait son visage du sommet du crâne à sa gorge et lui avait semblait-il ôté deux de ses yeux. Le Codicologue salua avec révérence son collègue, puis ils échangèrent quelques mots dans leur sabir si typique, que personne n’avait jamais vraiment compris. La Gargouille alchimiste fit comprendre qu’elle voulait le formulaire : le sous-secrétaire le lui offrit, et il s’aperçut à ce moment-là que sa main tremblait assez.

Elle tâta le parchemin comme un aveugle, sur l’ensemble de sa facture. Ses griffes ébréchées semblaient chercher quelque chose de précis. Elles s’arrêtèrent, soudainement, à la fin d’une ligne. « Ita, ita ! » ricana-t-elle, visiblement excitée. « Ita, né, né ! » Le sous-général s’approcha avec précaution. Sous la griffe de l’Alchimiste, il vit alors apparaître une rune magique, une sorte de triangle inversé dont se servaient les arcanistes dans leur formules secrètes. Tandis qu’il portait un regard interrogateur vers le Codicologue, la gargouille mutilée se lança dans une longue explication, qu’on traduisait au fur à mesure au sous-secrétaire avec une sorte de dignité offusquée, comme s’il y avait quelque chose de rabaissant à translater en langue vulgaire leur dialecte millénaire. « C’est une rune de préservation, une très vieille magie d’Epsilon, disait le Codicologue. Encore utilisée aujourd’hui, mais surtout pour les cornichons et les harengs. L’objet est comme figé dans une temporalité lente, il ne vieillit pour ainsi dire plus. Les premiers hommes l’utilisaient souvent sur leurs documents sacrés, l’Église en a plein ses coffres. » Les progrès dans le traitement du parchemin avaient rendu caduque tout emploi de la magie, qui s’était raréfiée : le sous-secrétaire, de toute sa carrière, n’en avait jamais vue, et l’École des Chartes Magiques ne l’enseignait plus depuis plusieurs générations. La question demeurait entière, cependant : qui, dans le Royaume, faisait des demandes notariales sur un papier des premiers règnes, dans une graphie quasiment oubliée, et demandait à voir « l’étagère du haut » ?

Sans même qu’il n’eût besoin de verbaliser ces questions, le Codicologue les traduisit. L’Alchimiste gratta sa cicatrice d’une griffe pensive, puis sembla traversée d’un éclair de génie. Elle s’agenouilla péniblement et saisit un bourdon qui traînait là. En prenant appui sur le bâton, elle se dirigea vers un bureau encombré : le sous-secrétaire s’aperçut que la Gargouille mutilée était un peu plus grande que lui. Elle déboucha une fiole quasiment vide, remplie d’une poudre translucide, en s’aidant de sa gueule et en fit tomber un petit tas devant elle. Elle en déposa un ou deux grains sur la plus intacte des griffes de sa main restante et traça un autre sigil sur le formulaire. Il s’éclaira d’une lumière blanche vive, qui aussitôt s’éteignit. « Crista ! » s’écria l’Alchimiste. Le Codicologue, qui s’était silencieusement tapi derrière le sous-secrétaire général sans même qu’il s’en aperçût, reprit de sa voix caverneuse. « De la poudre de clairvoyance. Estimez-vous chanceux, sous-secrétaire : nous ne pouvons plus en fabriquer depuis des lustres, faute d’ingrédients. À présent, le document et son auteur sont liés. Plus ils seront proches, plus ils voudront se réunir : la rune deviendra de plus en plus visible. À vous, maintenant. »

 

On le raccompagna à l’entrée, alors qu’il serrait fermement le formulaire de sa main dartrée. Une porte se referma durement derrière lui, sans un au revoir. En se tournant vers le ponant, il lui semblait effectivement que la rune dessinée par l’Alchimiste devenait plus lisible. Il n’était pas encore midi : il aurait tout loisir d’explorer la ville, et de retrouver l’origine de ses troubles. Il commença par lentement remonter la ruelle de la Guilde, jusqu’à la grande place du marché. Il était midi à présent, ou non loin : les étals étaient encore là pour la plupart, d’autres étaient depuis repartis. Une odeur de graillon et de soupe chaude envahissaient à présent l’endroit. Toujours en se servant du parchemin comme boussole, le sous-secrétaire tournait, girait, virevoltait sur lui-même en essayant de distinguer la direction dans laquelle le symbole devenait plus clair. Comme il n’était sûr de rien, il se résolut à prendre de la hauteur. La ville avait été certes construite près du lit d’un fleuve, mais plusieurs collines et monts étaient dispersés non loin : ils avaient d’ailleurs donné son surnom à Epsilon. La marche était assez longue, surtout quand on avait l’âge du Sougé, mais il était à présent bien trop investi dans sa tâche pour renoncer. La colline la plus proche était celle de la basilique, au nord : il lui faudrait bien grimper une vingtaine de minutes, plusieurs centaines de marches et bien des côtes pour y parvenir.

Il fit des pauses régulières, pour éponger son front dégoulinant de sueur et reprendre son souffle pantelant. Il n’avait plus franchement l’habitude de marcher ainsi, lui qui habitait à deux pas des Archives, dans une belle résidence de plain-pied. Plus jeune, sans doute, cela aurait été plus facile – mais non sans trouble : à vingt ans déjà, alors jeune élève de l’ECM, il préférait le confort des sièges au bruit des champs, attendre plutôt que courir. Il regrettait néanmoins sa jeunesse, qui passa si vite, mais qu’il avait agréablement remplie : il avait eu plusieurs amours, sans jamais avoir voulu s’installer en ménage ; il avait voyagé, loin, sur les Mers Jaunes voir les Amazones, il avait appris l’escrime auprès des pirates d’Avalon ; il avait encore des rudiments d’elfique et du langage nain. Rapidement cependant, il avait souhaité la tranquillité et le repos, et ce travail fonctionnarial lui convenait parfaitement. La tâche pouvait sembler ennuyeuse pour nombre, mais son aventure présente prouvait le contraire ; et même sans cela, il y avait du péril à justifier le refus d’un document, de la sagesse à calmer les quérulents qui exigeaient l’accès aux livres, de la puissance à accorder enfin un sésame. C’était un plaisir étroit et doux, qu’il chérissait.

 

Au-devant de la basilique, on contemplait quasiment toute la ville. Il y avait bien quelques banlieues dissimulées, refuges de gnomes et de trolls pauvres, que l’on ne pouvait voir, mais l’essentiel était là. On reconnaissait bien, à l’ouest, la tour pointue de l’Université des Maléfices ; plus au nord, les coupoles cramoisies du Palais Rouge ; non loin, le Parc des Arbres Sentients et les Jardins des Simples. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas contemplé ce point de vue, et il fut rassuré de voir que la ville de son enfance n’avait pas tant changé que ça. Il balaya ses pensées nostalgiques et revint à l’objet de sa quête. En faisant doucement glisser le papier au long de l’horizon, il cibla la zone la plus prometteuse. Il semblait devoir revenir au Carré de Papier, à sa grande surprise. Il descendit lestement les marches et les côtes, sans quitter des yeux le formulaire étrange. Il prenait une venelle à gauche, une avenue à main droite, serpentait à travers les rues en ignorant tout des passantes et des trucheurs qui, bien étonnés, voyaient ambuler un vieillard occupé, les yeux rivés sur un bout de parchemin sans prêter attention à ce qui l’entourait. Encore quelques virages serrés, et il s’arrêta face à une bâtisse.

C’étaient les Archives Officielles.

Au début, il n’y crut point. Il leur tourna le dos, visa la rue à sa gauche, celle à sa droite, fit demi-tour encore : le doute n’était point permis. Le document émanait de sa maison. Il rentra comme agacé, et croisa le petit copiste qui se chargeait de ses affaires : il ne répondit point à son salut. La rune de clairvoyance se dessinait de plus en plus clairement. Il laissa son bureau à sa gauche et s’envola dans l’escalier à double vis qui distribuait les étages et le sous-sol des Archives où l’on entreprosait les réserves de parchemins, de plumes et d’encre. C’était d’ailleurs vers ceux-ci qu’il fallait se rendre. Il ne les connaissait pas, n’ayant jamais l’occasion ni le besoin de s’y rendre : c’était aux scribes de se charger du stock et des inventaires. En voyant que les ténèbres avalaient les dernières marches de l’escalier, il rebroussa rapidement chemin, agrippa son pauvre copiste qui craignait avoir soulevé le courroux de son maître, et exigea une lampe à huile. Le Sougé se rendit soudainement compte qu’il était comme excité de faire toute la lumière — il rit à part lui en se disant cela — sur ce mystère administratif, la plus belle enquête de sa carrière. Il arracha presque la lampe des mains de son commis et le renvoya à ses écritures tandis qu’il s’enfonçait, décidé, dans les pénombres des Archives.

Les Archives Officielles avaient été construites sur d’anciennes catacombes, il se rappelait de ça lorsqu’il vit les larges arcs en plein cintre et les piliers de pierre qui segmentaient l’immense salle en autant de chambres. Dans les plus proches de l’escalier, qui bénéficiaient à certaines heures du jour d’un peu clarté, on avait emmagasiné tout le nécessaire au travail bureaucratique. Mais quelques pas plus loin à peine, les empilements de parchemin et les meubles remplis d’encriers se raréfiaient puis disparaissaient tout d’un coup, ne laissant qu’une immense caverne froide et menaçante. Il devait rester dans l’ombre, encore, quelques ossuaires, on n’avait pas pu vider entièrement la nécropole qui abritait les restes des premiers humains ; on avait décidé que ceux-là étaient nobles, on les avait enterrés dans les cimetières royaux et l’administration avait pu naître sous le règne d’Henrius. Un léger frisson remonta le long du dos du Sougé. Qui sait si un nécroman n’avait point installé son laboratoire sous leurs pieds, et ressuscitaient son armée macabre pour lancer un assaut prochain ? Ou encore, peut-être que les Gargouilles, qui feignaient la placidité, préparaient là des sortilèges puissants et qu’elles l’avaient envoyé comme sacrifice, inventant cette stupide histoire de parchemin séculaire. Ses pensées ne ralentissaient point son pas et ses enjambées se faisaient de plus en plus rapprochées tandis qu’à la lueur de la lampe à huile, les yeux plissés d’éblouissement, il voyait la rune de clairvoyance phosphorer plus intensément.

Il s’arrêta. Devant lui, perçant un mur de pierre de taille, une petite porte se devinait, marbrée finement de rose et de blanc. Il n’y avait pas d’ouverture, ni de poignée. Alors, il fit la chose la plus naturelle au monde pour lui : il toqua à trois reprises, en espaçant soigneusement les chocs. Le marbre avala presque entièrement le bruit, on n’entendit rien dans les catacombes. Quelques secondes à peine passèrent, et il entendit distinctement une voix claire et guillerette répondre à son geste, de l’autre côté de la porte.

 

« Entrez ! »

 

 La porte pivota sur un axe médian, et dévoila un spectacle irréel. Le Sougé fut comme aspiré, il baissa légèrement la tête pour ne pas se cogner à la petite ouverture, et se retrouva dans une sorte de salle à manger de l’ancien régime. Des tapisseries rouges et bleues, sur lesquels on avait brodé le coq cornu et le coquelicot du blason d’Astaran, habillaient les murs de la pièce concave éclairée d’une lumière blanchâtre, dont il ne parvenait pas à déterminer la source. Une fontaine de grès glougloutait gentiment au centre, une sirène pressait une carpe qui dégueulait de l’eau claire. Des portraits de princes et de reines de toutes les races, que le Sougé avait juré voir, jadis, en gravure dans ses livres d’histoire, observaient silencieusement les lieux et jugeaient de leur air auguste tout ce qui s’y dirait. Surtout, au fond de la pièce, il y avait un grand lit à baldaquins, aux rideaux roses et blancs une fois encore. Une couette immense et lourde dissimulait qui s’y trouvait : mais la voix ne pouvait guère venir que de là. Le sous-secrétaire général, bouche bée, contourna la jolie fontaine et avança tranquillement vers la couche. Quand il crut bien distinguer l’habitant, il écarquilla tant les yeux que ses pattes d’oie le brûlèrent. Sous la couette immense qui le dissimulait totalement, sur un oreiller moelleux qui se creusait sous la forme de sa tête, il y avait un demi-elfe.

Son teint était jaune et bileux, maladif. Ses deux yeux rougeâtres, rubis d’un feu unique sans pupille, brillaient d’une façon orgueilleuse au milieu de son visage. Les oreilles étaient pointues, à la façon des elfes, mais plus courtes que ces dernières. Un sourire sincère traversait ses joues. Il était tel que les vieux grimoires décrivaient son peuple. Ce qui était le plus surprenant cependant, c’est que les demi-elfes étaient, du moins le croyait-il jusque là, des créatures mythologiques, des hybrides inexistants. Lorsque les humains et les elfes se rencontrèrent enfin, aux débuts du monde connu, des amourettes ne manquèrent pas de naître. Cependant, aucun enfant ne naquit vivant, que la mère fût de l’un ou l’autre peuple. Périodiquement, dans les campagnes et les villes, dans les pays étrangers, on entendait parler de ces malheurs malgré les conseils et les recommandations de tous les médicastres. On évoquait pourtant, aux orées des royaumes humains, des enfants viables aux yeux perçants et à l’intelligence vive, mais rabougris et faibles, comme rachitiques. Jamais témoignage direct n’avait pu cependant accréditer leur définitive existence, et le consensus s’était arrêté sur l’explication de la légende. Voir ainsi un demi-elfe, tel que les démonologues les décrivaient, bouleversait tout ce que le sous-secrétaire pensait savoir sur son monde.

 

« Vous devez être un fonctionnaire ! » reprit la créature mythique sans se départir de son sourire, et apparemment totalement imperméable à l’émoi de son interlocuteur. « Avez-vous bien reçu mon formulaire ? Vous comprenez, je voulais m’assurer qu’il était bien noté que j’étais le fils de mon père, pour ainsi dire ! » Il ricana joliment. « Votre présence m’interroge cependant, Maître. Me serais-je trompé ? Il me semblait pourtant que notre arbre était sur l’étagère du haut... » Comme le sous-secrétaire demeurait hagard devant l’apparition, le demi-elfe eut finalement un doute : il roula des épaules pour se redresser et ses deux bras, alors cachés sous la couette, apparurent enfin. Ils étaient malingres et faibles, on peinait à deviner des muscles entre la peau et son squelette. « J’espère que mon écriture était assez lisible. Je n’ai jamais eu tout à fait la force de former les e comme mon Prescripteur me le recommandait, mais je ne croyais pas que ça causerait souci. »

Le Sougé, en rassemblant ses ultimes forces, balbutia quelques mots de dénégation, rassura mollement son hôte de la lisibilité du texte, mais s’étonna. Comment avait-il transmis la demande aux services courants ? « Quelle question ! répondit le demi-elfe en retrouvant son sourire. Mais par le sort de poste, bien entendu. » Le sort de poste, une autre chimère. Il se souvenait de ces histoires absurdes : avant la création des Archives et l’établissement du service des courriers, on disait que les peuples avaient coutume d’utiliser la magie pour expédier leurs missives. Il suffisait de penser à la destination, de dire la formule consacrée et pouf ! la lettre était immédiatement transportée au lieu voulu. Il faut dire cependant que prononcée par un demi-elfe, cette histoire avait les atours de la vérité. Étrangement, ce détail réveilla les sens du sous-secrétaire, qui dévoila d’un air procédurier qu’il manquait une signature au document pour qu’il fût traité. « Vous m’étonnez », minauda le demi-elfe. Un reflet laiteux traversa ses yeux de feu. « Je ne savais pas que les procédures avaient changé. Et quelle signature faut-il donc ? Celle de notre bon roi ?

   — Du roi ? reprit en écho, sans y réfléchir, le sous-secrétaire.

   — Henrius, bien entendu ! »

 

Cette fois-ci, la surprise fit trébucher le sous-secrétaire, qui s’effondra au pied du lit. Cela fut si rapide que le demi-elfe ne comprit pas immédiatement ce qui s’était passé, mais il s’enquérit rapidement de la santé de ce drôle de vieillard, qui égayait cette trop longue journée. « Henrius », fulminait le Sougé sous son crâne chauve, « Henrius ! » Il pensait être sous le règne du troisième roi, celui-là même qui créa les Archives Officielles dans ce qui n’était, alors, qu’une petite capitale. En admettant que ce demi-elfe disait vrai, et qu’il était effectivement contemporain d’Henrius, cela expliquait son écriture archaïque, son parchemin séculaire, et le fait qu’il fasse référence à une « étagère du haut » : il ne devait alors y avoir qu’une seule bibliothèque dans ce tout nouveau bâtiment. Une question subsistait cependant : les demi-elfes, même dans les colonnes des codex légendaires, n’avaient jamais été décrits comme immortels, ou même pouvant vivre plusieurs siècles. Au contraire, on les disait d’une espérance de vie réduite : on doutait déjà que les enfants viables, s’ils existaient, pussent atteindre l’âge adulte. Le sous-secrétaire général fut cependant frappé d’une fulgurance inédite, et par le besoin urgent de vérifier quelque chose. Il se releva avec difficulté, fit un geste en direction du demi-elfe comme s’il lui demandait d’attendre et se dodelina vers l’entrée de la chambre. Il contourna la sirène obscène et, une fois arrivé devant la porte, la scruta avec la plus grande attention. En suivant les arabesques compliquées du marbre, il l’aperçut enfin, en son centre : la rune de préservation, le triangle inversé qui avait préservé le manuscrit. Quelqu’un avait lancé le sort sur la pièce entière, la plongeant dans une léthargie infinie, un alentissement forcené qui suspendait, presque jusqu’à l’immobilisme, le cours du temps. Quel terrible sort, ou quelle pitié : peut-être un membre de la famille, ou un proche, avait-il jadis choisi cette solution pour empêcher le demi-elfe de connaître le sort de son peuple bâtard. Ainsi à la croisée des lieux et des temps, devant la porte pivotée qui séparait cette chambre du passé des catacombes présentes, le sous-secrétaire se sentit comme investi d’une mission rare. Il était le témoin de la très haute hérédité de son peuple et du Royaume d’Epsilon, de la validité des légendes d’alors. Qui pouvait prédire ce que cet individu révèlerait sur l’histoire des humains, sur les débuts de la couronne, sur les premières heures du Palais Rouge ; quelles magies il maîtrisait encore. Il fallait agir avec dignité, doigté et intelligence.

« Maître ? » La voix interrogative du demi-elfe le tira de sa rêverie. « Je ne voudrais point vous commander, mais pensez-vous que ma demande aboutira ? Il est important pour moi de faire valoir mes droits... » Le formulaire, oui, il l’avait perdu de vue. Il se retourna vivement vers la créature mythique. « J’y veillerai, dit-il de son air professionnel. J’y veillerai, Monsieur. Je dois cependant vérifier un petit détail. Savez-vous, l’administration et ses procédures... Je reviens vite, ne vous en faites point. » Sans même attendre de réponse, il se faufila dans les catacombes, et la porte de marbre pivota et se verrouilla d’elle-même dans son dos. À ses pieds, la lampe à huile qu’il avait alors fait tomber en pénétrant dans la chambre brillait encore faiblement. Il la ramassa doucement, puis se dirigea vers la petite lueur de l’escalier qu’il devinait, non loin devant lui, et qui le ramenait à la surface. Son pas était à présent sévère, grave, chaque mouvement était comme emprunt d’une hautesse d’âme insoupçonnable. Il se sentait étrangement apaisé, comme s’il avait enfin compris quel était son rôle dans ce monde. Toutes ces années d’étude, ces voyages, ces documents acceptés, annulés, cette hiérarchie qu’il avait grimpée par la force de son travail et de son abnégation totale à l’administration, tout cela l’avait conduit exactement ici, à ce moment-là du temps.

Il arriva enfin à l’escalier, qu’il remonta tout aussi gravement jusqu’au rez-de-chaussée. Le petit copiste avait attendu là, près de la rambarde. Sans même lui daigner la plus petite seconde d’attention, il lui tendit la lampe à huile et poursuivit sa route, sans se retourner, jusqu’à son étude. Les papiers du matin étaient encore tous là, intouchés et vulgaires. Il les rassembla sur le côté gauche du lutrin et disposa, bien en vue devant lui, le formulaire du demi-elfe. Il prit le petit canif qu’il avait toujours à la ceinture et retailla, pendant de longues secondes et avec déférence, une nouvelle plume. Il la trempa non pas dans l’encrier noir, mais dans le rouge, bien plus solennel. Il étendit son bras droit, avec lequel il écrivait, ce qui rabattit jusqu’au coude sa manche légèrement mitée. Il prit une grande inspiration.

 

D’un geste ample et calculé, il barra entièrement le document, de son coin haut gauche jusqu’au coin bas droite. Vers le centre, légèrement de biais, il annota de sa plus belle écriture : « Non conforme ». Il bascula le formulaire nullifié vers le côté du droit du lutrin, et prit le premier document à sa gauche.

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