They Live (1988, John Carpenter)

Publié le par GouxMathieu

  Parmi les réalisateurs qui se sont faits une spécialité des films d'horreur ou d'épouvante, John Carpenter tient sans doute une place toute particulière dans mon cœur. Est-ce pour le thème de ses films, entre satire, fantastique et science-fiction, ou encore pour son côté "poète maudit" ? Je l'ignore, mais je sais que l'on peut reconnaître au premier coup d'œil sa patte. De toute sa filmographie, parlons alors ici de They Live, l'un de mes favoris.

 

   They Live, injustement localisé en Invasion Los Angeles en français, peut s'aborder de nombreuses façons, ce qui est toujours le signe d'une grande œuvre. De prime abord, et c'est ce que l'adaptation francophone met en avant, nous avons affaire ici à un film qui se revendique beaucoup de la "série B" et de ces programmations de deuxième partie de soirée. L'histoire, on ne peut plus simple, est traitée avec une célérité qui fait école dans ce sous-genre souvent conspué : un pauvre hère se retrouve, par le plus complet des accidents, à Los Angeles pour travailler sur les chantiers. Sans le sou, sans attaches ni argent, il se retrouvera alors dans une bidonville accueillant ses semblables et qui fait face à une église, ou plutôt à un temple protestant.

   Bien rapidement, il découvrira que le lieu saint est le repère d'activistes révolutionnaires se battant contre un mystérieux ennemi, qui occupe les hautes positions de la société et qui a asservi, on ne peut plus discrètement, l'espèce humaine en intégralité. Pour les repérer parmi les pauvres gens, ils ont mis au point des lunettes de soleil d'un genre particulier : quiconque les portant peut alors les distinguer sous leur déguisement, et entrevoir les messages subliminaux et troublants qu'ils dissimulent dans les publicités, les magazines et les émissions télévisées, tels "Stay asleep", "Don't question authority" ou "Obey". L'hère se transforme alors en justicier dans une quête effrenée pour libérer l'espèce humaine, mais il rencontrera, évidemment, plus d'obstacles qu'il ne l'aurait pensé de prime abord.

   Dans la lignée des films de Carpenter, de Escape from New York en passant par The Thing et Halloween, il convient alors de compléter cette première lecture, qui renvoie tout autant à des classiques du cinéma comme Invasion of the Body Snatchers que de la Littérature et en premier lieu 1984, le discours des "envahisseurs" étant assez proche, finalement, de celui de Big Brother, d'une réflexion sociétale et notamment sur la crise économique que traversaient alors les États-Unis dans les années 1980. Après les trente glorieuses, le chômage augmentait brutalement, la pauvreté creusait les rues, l'avenir était désespérant, du moins, pour les plus humbles des travailleurs : car c'est également l'époque de Wall Street, des Yes Men et des profits indécents.

   Les envahisseurs, alors, d'appartenir à cette dernière catégorie, et les héros à la première : le film illustre et explique alors cette différence fondamentale, cette société à deux vitesses qui se créait alors et que nous connaissons encore aujourd'hui. Il ne faut pas, cependant, attribuer cela au réalisateur uniquement, comme s'il justifiait cet état de société par une sorte de "théorie du complot" ; ce sont les yeux des personnages, de ceux qui portent les lunettes qui établissent ce lien, et soudain alors nous comprenons que le complot n'existe pas de fait, mais qu'il est "projeté" par les protagonistes sur le monde qu'ils arpentent. Si le héros, au début du film, dit bien qu'il "croit en l'Amérique" et au rêve qu'elle promet, au succès qui arrive à celui qui travaille dur et s'en donne la peine, il rejoindra finalement les rangs des anarchistes et fera alors scission avec le reste de la société.

   Si l'on prend alors un peu de hauteur, et si nous ne faisons pas confiance à Carpenter qui, tel un magicien, nous montre que ce qu'il veut bien nous montrer, il est alors facile de faire du héros un terroriste, et nous ne sommes alors pas si loin du propos d'un Fight Club même si ce dernier, finalement, sera moins allégorique quant à son message politique. Un autre élément permet, de même, de rapprocher ces deux films : l'importance des combats et des combats aux poings, surtout. C'est le point focal de Fight Club ; mais c'est également un moment crucial de They Live, deux protagonistes se livrant à une très, très longue empoigne (presque dix minutes) avant, finalement, d'atteindre un accord.

   L'on a très souvent analysé cette scène comme une façon détournée de montrer comment les classes populaires se dévorent entre elles plutôt que de se liguer contre un ennemi commun, et il y a sans doute de cela ici. Il y a également la pression faite par le héros pour obliger son ami à porter les fameuses lunettes de soleil, et le faire descendre alors dans sa folie : nous serions alors proches d'une stratégie de "l'agitprop", très violente certes, mais qui fait dire que la vérité ne peut être amenée que par la violence.

   Et effectivement, c'est par la violence, par plusieurs formes de violence que les rangs des anarchistes grossissent : télévision pirate, tuerie sanglante, coercition, enlèvement. Les envahisseurs, aussi odieux soient-ils quant à leur projet, font preuve de davantage de subtilité. Ce sont donc deux visions, parfaitement antagonistes, qui s'opposent, et elles dépassent une simple lutte entre "bien" et "mal" : d'un côté, la menace suave d'une domination totale et de l'envahissement de la pensée autonome ; de l'autre, la promesse absolue d'une libération parfaite par un génocide ordonné.

   Ce balancement éthique permet alors, une autre marque du réalisateur, de flouter toutes les lignes de partage, de montrer ce qu'il y a de bien dans le mal, et de mal dans le bien : les policiers sont souvent des envahisseurs, mais on trouve également de véritables êtres humains qui seront victimes de cette guerre souterraine ; certains personnages, par la récompense d'un train de vie meilleur, collaborent facilement avec leurs maîtres, comme certains gardiens de harem feraient tout pour plaire à leur sultan ; enfin, la liberté peut faire peur, et on peut choisir la servitude, de son plein gré, et y trouver une certaine tranquillité.

   They Live est, alors, bien plus subtil que son synopsis ne laisserait à penser, et bien plus dérangeant que son habillage ne le ferait croire. La critique sociétale, ancrée dans son époque bien qu'hélas encore d'actualité, s'efface devant un conte presque philosophique où le bien, le mal, le juste, l'injuste, se retrouvent constamment définis et redéfinis, sans qu'une réponse ne soit finalement offerte. Les derniers instants du film plongent alors le spectateur dans une grande perplexité : le héros, mourant mais victorieux, a désactivé la parabole qui empêchait son peuple de voir le monde tel qu'il est. Mais alors que les envahisseurs apparaissent sous leurs vrais traits, qui dans les bars, qui à la télévision, qui dans les lits en train de faire l'amour, le générique vient interrompre toute résolution. Y aura-t-il révolte, y aura-t-il compromis, autre chose encore ? L'histoire ne nous le dit point.

   The Thing, du moins dans sa version la plus courante, s'achève également sur ce genre de "non-résolution". À mon sens, ce n'est pas signe que le réalisateur "abandonne", qu'il s'arrête car il ne sait comment achever. Cela participe, au contraire, au propos développé, et indique surtout que cette fin, que cette situation finale, n'est point importante quant à l'économie de son œuvre. De la même façon qu'un précis de philosophie se ferme avec plus de questions que de réponses, They Live nous laisse alors avec une énergie, et une réflexion, qui dépassera l'écran.

   L'on sort alors en rue, on lit les journaux, on commence à voir les messages dissimulés. Mais qu'en fera-t-on ? Serons-nous dans une logique de compromission, ou de rébellion ? Créerons-nous notre société, loin des Hommes à l'image d'Alceste, ou bien tâcherons-nous de faire "bouger les lignes" en faisant partie de ce monde que l'on déteste pourtant ? Avoir les yeux ouverts implique-t-il de ne plus dormir ?

   Je me garderai de répondre à ces questions, non car je ne le peux, mais parce que les conséquences seraient trop difficiles à assumer, du moins pour l'heure. Regardons alors, à nouveau, They Live. Et quitte à ne pas choisir, faisons au moins en sorte de comprendre ce que cette alternative peut nous apporter.

 

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