Bouvard et Pécuchet (1881, Gustave Flaubert)

L'amour que nous portons aux œuvres n'est pas toujours proportionnelles au temps qu'on leur consacre. Mon auteur préféré est Chateaubriand, je n'en ai parlé qu'une fois ; Hugo, dont je goûte peu les romans, est davantage représenté ; Queneau, arrivé tardivement, remonte le peloton. Arrive alors Flaubert.
Je n'avais pas voulu, jadis, parler de Madame Bovary : cela me dépassait, comme si, en étant au pied de la pyramide, je ne parvenais pas à en apprécier le sommet. J'évoquais alors L'Éducation sentimentale, qui est un roman sur rien ; la tâche me semblait bien plus accessible. Arrive alors Bouvard et Pécuchet, qui est un roman sur tout : autant dire qu'il est aussi un roman sur rien.
Il y a comme une spirale prodigieuse dans ce roman, comme une fuite en avant ou un appel du vide, et sa sortie posthume, comme si le roman avait finalement dépassé son auteur, participe de mon sentiment. Je l'ai beaucoup lu en voyage, aux côtés de ma petite amie ; je lui lisais les morceaux les plus truculents, je la tenais au courant de mes avancées à coup de "Tiens, ils sont agronomes" ; "les voilà grammairiens" ; "là, ils s'envoient des seaux d'eau glacée". "Pourquoi ?" me demandait-elle. "Je l'ignore", répondais-je, interdit.

Avec Queneau, Flaubert est un des rares auteurs à pouvoir me faire rire aux larmes. Il y a de ces scènes délicieuses, quand ils essaient de fabriquer des chimères en faisant, ou en essayant plutôt, qu'un cochon monte une chèvre ; quand ils se piquent géologues, et manquent de faire tomber une falaise ; quand ils se voient médecins ou radiesthésistes, et s'attachent à des arbres pour guérir on ne sait qui, on ne sait quoi.
Mais ce qui est sans doute le plus étrange, dans ce roman, ce qui est le plus perturbant, et le Sottisier, davantage que le Dictionnaire des idées reçues d'ailleurs, de flatter cette idée, c'est l'exactitude, davantage que l'encyclopédisme. Car les sources sont réelles, les citations accessibles, les analyses reproduites. Dans tout cela, il y a des choses sensées et véritables, du moins, qui n'ont pas été encore controuvées ; d'autres incertaines, ou indémontrables ; et quelques unes de fausses, mais qui témoignent de l'état de la science du temps.

Plus jeune, j'avais lu encore et encore Le livre des pourquoi, je le découvre réédité depuis, et qui fut même adapté à la télévision dans mes souvenirs. L'auteur y présentait, forme abrégée et comme réduite des Wikipedia d'aujourd'hui, une série de questions, scientifiques généralement, historiques parfois, culturelles souvent, sur tel et tel aspect de notre monde sensible. Cet ouvrage me fascinait, et par endroit, il y avait quelque chose là-dedans du Sottisier, et j'étais quelque chose de Bouvard, et de Pécuchet. Encore aujourd'hui, je connais certaines anecdotes, certains chiffres, des sortes de "savoirs inutiles", jadis j'en tirais de la gloire ; aujourd'hui, je ne m'en vante plus.
L'âge aidant ; le travail et les lectures avançant ; le reste. Si j'aime toujours à m'instruire et à apprendre ces choses, il me plaît davantage maintenant de les relier, de les pondérer, de choisir. Ce qui perd Bouvard, ce qui perd Pécuchet, ce n'est pas le trop plein de savoir, car je ne crois pas qu'il est de malheur à tout lire. Ce qui les perd, c'est encore de tout essayer, et de ne pas élire, de rendre dans le mépris égal et le bien, et le mal. Ils s'énervent parfois, mais se réconcilient toujours : c'est leur amitié, de connivence, de lâcheté et de bêtise, qui les rend ridicules et qui les perd. Asinus asinum fricat, disait-on dans le patois du temps : j'apprends doucement à me brouiller, moi qui cherchais l'approbation absolue. La psychostasie nous attend toutes et tous : autant alors m'alléger de celles et ceux qui alourdiraient mon âme.

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