Les Fleurs bleues (1965, Raymond Queneau)

Publié le par GouxMathieu

   Pendant les vacances de noël, je suis revenu à de vieilles amours : la littérature expérimentale, décalée, surréaliste, lunaire. Par hasard, je trouvais en seconde main Les Fleurs bleues, que j'avais parcouru jadis, que j'ai perdu depuis, que j'ai retrouvé alors. Mon âge avançant, ce fut comme le redécouvrir, et il est plus plaisant que jamais.

 

 

   Lorsque j'ai pour la première fois évoqué Raymond Queneau sur ce journal, ce fut pour ses Exercices de Style, évidemment, sans doute de tous celui qu'on cite le mieux. Les Fleurs bleues de travailler encore une fois sur la langue, sur sa mélodie, sur l'arbitraire de son signe, sur les espaces qu'elle laisse de mot en mot, de phrase en phrase ; mais elles ajoutent aux Exercices des dimensions supplémentaires, de l'intrigue, de l'émotion, du drame voire, dans ces destins croisés de Cidrolin et du Duc d'Auge, de la péniche que jouxte le camping aux préadamites dessinateurs.

   L'idée première est sans doute assez connue ; du moins, on en parle régulièrement dans les études littéraires. Ce roman propose d'alterner deux points de vue, qui finiront par se superposer : celui du Duc d'Auge, un noble du temps qui part en guerre, plus ou moins ouverte, avec le Roi de France et qui cherche le secret de l'immortalité ; et celui de Cidrolin, paisible pénichier qui ne désire que dormir, mais qui est incessamment embêté par les touristes lui demandant le chemin du camping et qui doit repeindre sa palissade, régulièrement noircie d'insultes proférées à son encontre.

   La curiosité de ces récits croisés, c'est que nous passons rapidement de l'un à l'autre, non pas par un simple changement de chapitre, comme on a pu le voir ailleurs dans le nouveau roman, mais simplement, lorsque tel ou tel personnage s'endort ; et alors au sein de la même phrase, le Duc d'Auge se met à rêver de Cidrolin, ou Cidrolin du Duc d'Auge, et les mondes changent alors brutalement. Dans les premières pages, le choc est pour le moins violent, et on ne comprend pas alors tout à fait ce qui se passe. Au commencement, l'on met ça sur le compte de l'univers étrange que Queneau nous dépeint, ce moyen-âge alternatif, plutôt qu'absurde, cette péniche fantasque, plutôt qu'imaginaire, cet écart entre le monde des livres et le monde du réel. Bientôt cependant, l'on comprend l'astuce, notre esprit est entraîné comme un gymnaste avant la compétition : et on se laisse bercer sans y paraître, dans une joie incroyable.

   C'est encore ici que je trouve le talent le plus grand : il est courant, sans que cela ne soit facile, d'être aléatoire, de partir frontalement dans le coloré et le brigand, d'aller dans l'étrangeté parfaite, de ne plus respecter aucune règle et d'en inventer de nouvelles autres. Mais construire des mondes qui paraissent réels, si réels qu'on pourrait les toucher ; qui s'invitent dans les interstices des chroniques absentes et des amnésies historiographes ; cela demande un talent d'écriture particulier.

   Quelque part, Gagner la guerre n'est jamais que la version sérieuse des Fleurs bleues, comme si, chemin faisant, l'enfant avait cessé de faire semblant pour croire réellement à ce qu'il lisait, le Quichotte toisant évidemment, d'un côté comme de l'autre, l'enfant terrible et l'enfant prodigue avec autant de fierté que de malice. Mais je donne cependant aux Fleurs bleues l'avantage : car rarement un livre ne m'aura autant fait rire. Certes, mes ami.e.s le savent, je suis grand amateur de jeux de mots, et ce texte en regorge ; mais il y a au-delà de cela encore une bonhomie, une bienveillance, à laquelle je demeure sensible.

   Plus je lis et plus j'aime lire ; et plus je lis, et plus j'aime Queneau, étrangement. Ma bibliothèque déborde pourtant de figures tutélaires, de beaux marbres, Hugo admire Chateaubriand, qui pense à Montaigne, qui envie Ovide ; à côté Dostoïevski complimente Joyce, qui parle d'Hemingway. S'éloignant doucement de ces têtes laurées, Queneau, goguenard, s'approche du buffet, et rigole en voyant que la tache d'un verre de vin dessine comme des yeux au-dessus des olives. Et comme j'en ai assez de parler de choses sérieuses, je l'accompagne, gouailleur, dans ses bêtises d'écolier.

 

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