Ulysses (1922, James Joyce)

Publié le par GouxMathieu

   L'on croit souvent que les théories éclairent les œuvres, et c'est là l'un des arguments majeurs quant à l'existence de la critique littéraire. Certes ; mais il est aussi des livres irréductibles à toute espèce d'explication. Et quand bien même Gérard Genette, dont on aura parlé ailleurs et pour autre chose, se serait piqué de palimpsestes, ne considérer l'Ulysse de Joyce que comme un autre Ulysse, ce serait faire un affront à tous : à l'auteur, à la Littérature, et à l'humanité entière enfin.

 

   Je n'ai guère coutume ici de résumer les œuvres dont je traite, si ce n'est pour les plus obscures ou si ce n'est pour quelque intérêt. Mais ici, si je me piquais de quatrième de couverture, je ne le pourrais : comment pourrait-on, en un paragraphe ou mille et sans souffrir l'exercice du copiste, dévoiler ce qui se trame ici ? Même, est-on bien sûr de le savoir, est-on bien sûr de le comprendre ? L'on nous dit, voilà cet homme, Stephen Dedalus ou Stéphane Dédale, ou plutôt cet autre, Leopold Bloom, ou encore cet autre, ce tenancier, cette prostituée, cette mère de famille ; et ils vont là ou ailleurs, à Dublin même l'on peut suivre leurs parcours, gracieusement signés par la mairie locale ; et ils parlent ou ne parlent pas, et les choses qu'ils disent sont importantes ou ne le sont pas, ce qui importe c'est l'ellipse ; et c'est de la prose avec de la poésie, non, de la poésie même dans la prose ; et de la musique, il y a des partitions et des directives d'orchestre ; oh, et du théâtre ! Et de la gastronomie ! Et encore, et encore, et encore...

   Baste. L'Odyssée, au même titre qu'une Bible ou qu'une Métamorphose, est un récit fondateur, nous le savons tous et leurs influences sont considérables ; mais il me semble que des réécritures et des réécritures, aucune n'a jamais su dépasser les originaux. L'on dira Télémaque ; l'on dira l'Énéide ; mais l'on répondra l'exil d'Adam et d'Eve, les derniers mots d'Arachné, Circé et les Cyclopes. Chaque reprise de nous happer vers l'original, encore et encore, de plus en plus : l'on saura qu'on ne peut buriner à nouveau la pierre, le monolithe est monumental. Aussi, qu'on me permette de m'éloigner de ces jeux de transformation, de pastiche et de recréation : pour moi, l'intérêt de l'Ulysse est ailleurs, et surtout lorsque l'on s'éloigne de ces "jeux d'écoliers", pour citer Rabelais.

   Je l'ai dit il y a peu, je me cite alors, la chose est de circonstance : "il faut et tuer le père, et faire naître le fils. Don Quichotte tue le moyen-âge, et fait naître le roman moderne ; Ulysse tue le roman moderne, fait naître le roman post-moderne". Ulysse est davantage qu'un roman, c'est le roman, la pierre de touche, l'indépassable frontière. Faulkner sera aussi un maître immense, René Char et Ponge étaient aux côtés, jamais loin : mais Joyce a, au moins !, un sourire narquois d'avance. Dans ce souffle primordial qui flotta alors au-dessus des eaux, dans cette parole et dans ce mot qui créa et l'univers, et les étoiles, et le soleil, et le jour, et la nuit, il y avait également une ironie grinçante, un regard vif et cette attention qui n'est, finalement, pas si éloignée de celle des grands comiques : il faut non seulement trouver le mot, mais il faut aussi trouver le temps, le moment, la façon.

   Il est cette anecdote, rapportée par des générations d'étudiants et de chercheurs en littérature contemporaine : Joyce fut, une fois parmi d'autres, arrêté dans sa rédaction pendant de longs mois. Est-ce, lui demanda-t-on, que tu ne sais quoi écrire ? Non, répondait-il, marri : j'ai tous les mots de ma phrase, mais je ne sais pas encore dans quel ordre les écrire ! L'on pensera alors, chacun, ce que cela signifie : mon interprétation m'appartient et je ne la délivre pas. L'Ulysse est irréductible, inaccessible : non qu'il ne faille le commenter, au contraire, ne cessons jamais de le faire !, mais chaque interprétation se heurte nécessaire aux autres et explosent en mille feux d'artifices. La théorie n'explique pas l'œuvre : elle la multiplie. Chaque voix vient s'ajouter aux autres dans une chorale qui, même en ses formes les plus simples, n'atteint jamais l'harmonie mais la désharmonie. Si je peux me piquer de paradoxe, je dirais volontiers que Victor Hugo déteste ce roman, lui qui voyait la défaite de Waterloo dans la pluie de l'avant-veille et le nom du Christ dans les vers de Virgile : avec Joyce, l'on ne comprend pas le monde, on ne l'enchante ni ne le désenchante, on le bruisse.

    Cette virago ne parle pas, elle vrombit comme le tramway ; le prêtre n'absout rien, il marmotte dans son brelan de psaumes ; la femme à tout le monde ne séduit personne, elle jacasse ou elle craque. S'ouvrir à l'Ulysse, c'est tendre l'oreille davantage que les yeux, c'est comprendre son cœur moins par ses sentiments que par ses sens, chaque battement, chaque veine et chaque ru du corps palpitant au son des lettres, à l'image des musiques. Il ne serait pas interdit de mettre ce roman en chanson, en musique, je le vois bien en opéra même, en ballet : on ne comprendrait pas mieux, mais l'on ne comprendrait pas moins.

   J'aime à raconter cette blague aux happy few : je leur révèle que le plus grand mensonge de l'histoire de la Littérature, c'est que personne n'a jamais lu Proust. On l'a picoré, lu des extraits, ci, et là ; mais le tout est si long et indigeste, qu'on a tous fait semblant, depuis des années, de le connaître et d'en parler. Pour Ulysse, je raconterai peu ou prou la même chose : si ce n'est que je dirai que personne n'en a jamais rien compris, et que ceux qui disent le contraire sont des Artaban ; qu'on fait tous semblant, car l'on pressent qu'il y a là quelque chose, même si on ignore exactement quoi ; et que comme personne n'en sait rien, toutes les lectures se valent, toutes sont justes, aucune n'est vraie.

   Et cela ne serait pas une blague : je dirai cela avec le plus grand des sérieux, peut-être en esquissant un léger sourire, rapidement effacé par les voix dissonantes qui s'élèveront. J'en serai ravi : je les intégrerai à l'œuvre, qui frissonne de plaisir sur mon bureau et qui ronronne, tel un chat content, heureux d'être là et heureux d'être, tout simplement. 

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