L'Homme qui Rit (1869, Victor Hugo)

Publié le par GouxMathieu

http://image.toutlecine.com/photos/h/o/m/homme-qui-rit-1928-01-g.jpg  Je ne suis pas un afficionado de Victor Hugo. Je le dis sans honte : après avoir lu tous ses romans, toutes ses pièces de théâtre, tous ses recueils (et seulement une petite partie de ses autres travaux, essais et journaux), je peine à le ranger parmi mes auteurs français favoris. Je ne lui enlève rien de son mérite, de sa clairvoyance ; je remercie son engagement politique (même si, à l'instar d'un Voltaire, il y a bien des choses "opportunistes" à dire, si vous me suivez) ; je recommande son style. Mais rien n'y fait, je ne vois en lui qu'un brillant auteur et non un génie comme je peux considérer Chateaubriand.

 

   Et pourtant, c'est à lui que je dois l'un de mes romans favoris, L'homme qui rit. Sans doute peu connu vis-à-vis d'autres œuvres plus étudiées dans les collèges et les lycées, Les misérables ou Le dernier jour d'un condamné, ce texte connut, plus que nul autre peut-être, une renommée sans précédent mais de façon indirecte, comme je vais bientôt en parler. Mais revenons un instant sur ce texte.

  L'histoire se déroule en Angleterre, à la fin du 17ème siècle. Dans un espace désolé, deux orphelins, un petit enfant et un nourrisson. Courant pour échapper au glacial hiver, ils croisent la route d'un vieux saltimbaque, Ursus, qui va les routes avec son ours, Homo. Le garçon se nomme Gwinplayne, le bébé sera nommé Déa. Il est un rescapé d'une troupe de vendeurs d'enfants, des êtres sans scrupules qui se targuent de faire des bouffons "sur mesure" pour les nobles en mal d'amusement. Ainsi, nous explique l'auteur au début de son ouvrage, de placer un bébé dans un vase pour qu'en grandissant, il épouse la forme de ce dernier ; ainsi, de les mutiler dans le seul but d'amuser les artistocrates.

  Si Déa, bien qu'aveugle, a été récupérée par Gwynplaine sur un gibet et n'a donc pas connu ces tortionnaires, le jeune homme, lui, est passé sous les ciseaux de ces orfèvres. Et d'un coup de scalpel magistral, a vu sa bouche fendue artificiellement jusqu'aux oreilles, de façon à ce qu'une grimace ressemblant vaguement à un sourire soit toujours présent sur son visage.

  Le parcours de cette troupe improbable les amènera dans de nombreuses villes, et Gwinplayne tombera même amoureux ; mais bien évidemment les choses ne se dérouleront pas comme prévu, et l'ambiance résolument "gothique" du roman pourra en faire pleurer plus d'un. Je ne m'attarderai pas davantage sur l'histoire, je vous invite à lire ce roman ; je m'arrêterai cependant sur ce que je trouve ici le plus réussi.

  Il y a dans ce roman ce qui pourrait être comme un "condensé" du style de Victor Hugo. L'on retrouve ces phrases fortes, qui font office de paragraphes, que l'auteur avait déjà développé au plus haut point dans Les travailleurs de la mer ; il y a l'érudition que l'on avait déjà goûtée avec Les misérables ; il y a l'engagement politique, présent depuis Le dernier jour d'un condamné ; il y a du grotesque, ce "comique absolu" baudelairien, et du sublime. Et tout est ici agréablement agencé, sans que rien ne vienne prendre le pas sur un autre élément : un art de la mesure et de l'équilibre que je n'ai que trop rarement vu dans le Roman, et chez Victor Hugo en particulier qui sombre toujours ou dans le pathétique, ou dans la métaphore, ou dans le politique. 

  De là, la force de ce texte est de permettre des lectures fondamentales différentes selon les sensibilités de chacun ; c'est un roman "mille-feuilles", qui se modifie en fonction des âges de la vie et de l'esprit avec lequel on l'approche. Fractal et polymorphe, c'est bien là l'œuvre d'un artisan totalement au fait de sa matière, et qui sait utiliser la poésie à bon escient, pour un plaisir de lecture réel, une réflexion profonde sur le monde, des instants superbes de Littérature. 

  Un classique à n'en point douter, et un roman à découvrir pour celles et ceux qui se seraient trop rapidement arrêtés, dans la bibliographie de cet auteur, sur les têtes de gondole.

  Mais j'ai également dit plus haut, et de façon paradoxale semble-t-il, que ce roman avait joui d'une grande popularité, et ce de façon indirecte. Qu'entendais-je par là ?

  Hé bien, voyez les choses ainsi. En 1928, le réalisateur allemand Paul Léni fit une brillante adaptation du roman pour le grand écran. Merveille du cinéma de l'entre-deux guerres, sa mise en scène et ses contrastes forts restèrent dans toutes les mémoires même si les critiques furent plutôt froid à sa sortie. Aujourd'hui, on tend à le considérer comme un chef-d'œuvre de l'expressionisme allemand.

  Surtout, la perfomance de l'acteur jouant Gwynplaine, Conrad Veidt, contribua pour beaucoup à la forte impression qu'il fit à sa sortie.

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  Faisons un bond dans le temps jusqu'en 1940. Dans un studio enfumé de bandes dessinées, Jerry Robinson cherche avec énergie un nouveau méchant pour le nouveau super-héros créé peu de temps avant par Bob Kane, Batman. Se rappelant alors de ce film, il reprend ce sourire grimaçant et crée le Joker...

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  La ressemblance n'est pas un fait du hasard, mais bien un hommage appuyé. Et ainsi, des années après le roman original, tout le monde, sans le savoir, connaît Gwynplaine mieux que personne.

  Vous ai-je finalement convaincu de lire ce magnifique roman, un rien oublié aujourd'hui ?

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A
Je partage votre opinion au sujet de victor hugo: un brillant auteur. Mais que vouloir lui trouver de plus ? Si son impact sur la vie intellectuelle française de l'époque paraît indéniable, il faut<br /> bien avouer qu'en dehors de la France, victor hugo est aujourd'hui quasiment oublié dans le reste de l'Europe - sauf en tant qu'auteur des "Misérables". Le terme romantique de "génie" dont on<br /> cherche parfois encore à l'affubler me paraît en outre bien obsolète... Pourquoi ne pas se contenter d'affirmer qu'Hugo est un formidable écrivain ?
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G
<br /> <br /> Il me semble que derrière cela, il y a tout ce que Hugo peut représenter aux yeux de la société d'aujourd'hui : combien de rues, d'écoles, d'institutions portent son nom ? Il est devenu, aux yeux<br /> de beaucoup, le symbole de la République et de la Démocratie "à la française", et on aura fini par l'appeler "génie" comme si cela allait de soi. Je ne rentrerais pas dans ces considérations qui<br /> deviennent toutes personnelles, mais j'ai tendance à dire à mes amis que Victor Hugo, quand il avait une douzaine d'années, avait écrit dans ses cahiers "Je serai Chateaubriand, sinon rien". Son<br /> malheur, c'est qu'il n'y soit pas parvenu.<br /> <br /> <br /> <br />