Portal (2007, Valve)

Publié le par GouxMathieu

http://julianapena.com/wp-content/uploads/2009/04/portal.jpg  L'internet est une chose étrange. De temps à autres, propulsées par des sites comme 4chan, Somethingawful et consorts, des phrases deviennent ce que l'on appelle des "memes", soit des gimmicks repris à l'infini par tout un réseau, parfois en oubliant précisément d'où ils proviennent. Des tous premiers all your base are belong to us jusqu'aux récents troll faces, ils sont maintenant repris en cœur, y compris par la presse et la télévision où ils s'invitent parfois en première page. L'un d'entre eux, qui apparut en 2007, est toujours aussi fameux : "The cake is a lie"...

 

  Cette phrase sybilline fit son apparition dans un jeu de 2007, Portal, dont je vais ici parler et son succès ne s'est pas encore démenti : on la lit encore un peu partout, et elle est devenue, force de la voix populaire, bien plus puissante que son sens original. Reprenons les choses depuis le début.

  Portal est un jeu de l'éditeur Valve Software, qui s'était déjà illustré par la série des Half-Life dans laquelle Portal s'inscrit par ailleurs. D'abord proposé comme un spin-off drôlatique, le jeu connut une renommée sans faille, maintes fois récompensé pour son ambiance et son histoire malgré sa courte durée de vie. Mais il y a dans ce jeu bien plus à faire et à dire que les quelques huit à dix heures qu'il propose.

  L'histoire de Portal prend place dans un futur proche, dans un centre de recherches scientifiques de pointe située dans le Michigan. Composé d'une vingtaine de chambres de test, les chercheurs observent les réactions de différents sujets d'expérience devant se frayer un chemin dans ces différents environnements afin d'être récompensé.

  Lorsque le jeu commence, votre héros, une jeune femme répondant au nom de Chell, sort d'un sommeil artificiel prolongé au sein d'une chambre de confinement. Guidée par la seule voix d'un ordinateur répondant au nom de GLaDOS (Genetic Lifeform a Disk Operating System), elle devra trouver le moyen de surmonter les épreuves proposées en bon cobaye qu'elle est. Pour l'aider dans sa quête, on lui propose une arme particulière, le Portal Gun, fruit de dizaines d'années de technologie futuriste. Ce canon particulier a le pouvoir de créer des portails spatiaux sur certaines surfaces, un blanc et un orange : en rentrant par l'un, l'on ressort par l'autre. Concrètement ainsi, en déposant un portail sur un mur en face de soi et un second sur une plate-forme en hauteur, il est possible d'atteindre des zones inaccessibles autrement. Déroutant au début, le principe s'avère rapidement machiavélique et assez subtil, car les portails, on s'en aperçoit rapidement, conservent la vitesse de l'objet rentrant. Pragmatiquement, si l'on tombe dans un portail d'une certaine hauteur, on gardera la vitesse de la chute à la sortie, ce qui permet de traverser ainsi de grandes étendues de vide.

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   Le jeu prend place dans un environnement immaculé sans la moindre trace de vie. Seule la présence lancinante de GLaDOS et ses caméras de surveillance vous font savoir que vous êtes constamment épié ; aussi la progression se fait dérangeante, et l'un des premiers réflexes est de détruire le moindre de ces instruments de contrôle, en vain bien entendu : mais le réflexe est bien humain quant à lui. Et si la progression au sein du jeu se fait de façon relativement sereine, le joueur possédant des vies illimitées et les énigmes n'étant pas, en elles-mêmes, des plus insurmontables, il doit sa renommée pleine et entière à son ambiance et surtout à ce super-ordinateur qui doit beaucoup au HAL de 2001 : l'odyssée de l'espace.

  Doté d'une voix féminine en version originale (et d'une voix plus mécanique en version française, mais la traduction est excellente cependant), il apparaît rapidement sévèrement dérangé. D'abord plein de bonnes intentions à votre égard, vous félicitant et vous encourageant, l'on comprend rapidement que ses motivations sont loin d'être aussi claires lorsqu'elle commence à subir plusieurs bugs et à souhaiter votre mort. Elle vous manipule doucereusement, vous amenant progressivement à vous méfier de ses mots. Ses répliques, teintées d'humour noir, sont fabuleuses. Je retiens notamment son "Le centre d'enrichessement promet de toujours fournir un environnement de test sécurisé. Dans les environnements de test dangereux, le centre d'enrichissement promet de toujours vous donnner des conseils judicieux. Par exemple, le sol ici vous tuera. Tâchez de l'éviter." (The Enrichment Center promises to always provide a safe testing environment. In dangerous testing environments, the Enrichment Center promises to always provide useful advice. For instance, the floor here will kill you. Try to avoid it.)

  Les choses s'accélèrent lorsque vous découvrez, derrière un panneau en panne, un passage vers l'envers du décor, bien moins immaculé que les salles de test. Là, on y découvre des restes de vie - des vêtements, des objets - et surtout des graffitis dérangés, signe d'un esprit malade. C'est là que se lit le fameux The cake is a lie dont je parlais plus haut ("Le gâteau est un mensonge"). En effet, GLaDOS vous promet, à la fin du test, une petite sauterie et un gâteau. Mais si le gâteau est un mensonge, qu'est-ce qui attend Chell au bout du parcours ?

  La réponse vient rapidement. Au bout de la dix-neuvième salle de test, GLaDOS veut vous plonger dans un incinérateur géant. Parvenant à vous échapper de ce piège, vous voilà explorant les couloirs de maintenance, suivant les graffitis de vos prédécesseurs et niant les conseils de GLaDOS qui tente par tous les moyens de vous dissuader ("Vous auriez dû tourner à gauche juste avant. Vous allez dans la mauvaise direction", et le fameux "Vous vous souvenez quand j'ai dit que j'allais vous tuer, et que vous vous êtes échappée ? Ahah, c'était drôle. Un jour, nous rirons de cela ensemble.") avant de finalement le confronter. Vous comprendrez alors toute la sombre histoire de ce centre dépourvu de présence humaine, et la folie latente de ce super-ordinateur.

  Le jeu s'inspire ouvertement des films de la série Cube, notamment Cube et Cube Zéro. D'ailleurs, est-ce un clin d'œil ouvert à ces films, mais l'on trouve régulièrement dans les salles de test des "cubes" servant à activer des interrupteurs. L'un d'entre eux, notamment, est devenu un meme à part entière. Pourvu d'un cœur sur chacune de ses faces, ce "cube de compagnie" est présenté par GLaDOS comme votre seul ami ; effectivement, dans la salle où il se situe, il s'avèrera indispensable pour passer le test. Mais une fois arrivé à la fin du niveau, l'ordinateur vous annonce d'une voix froide qu'il vous faudra "l'euthanasier" en le jetant dans un incinérateur pour progresser.

  C'est bête à dire, mais le dilemne devient moral. On hésite quelques minutes même. Et quand juste avant, afin d'ouvrir une porte, il fallait l'utiliser comme bouclier pour faire ricocher un projectile et qu'on le voit alors tout abimé, j'avoue, j'ai eu un petit pincement au cœur. Élément à présent bien connu de la toile, il donne une idée de l'ambiance parfaitement étrange qui se joue au sein de ce titre à l'influence déterminante pour le média.

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  Je reviens ici maintenant au fameux The cake is a lie. Car derrière cette timide phrase se dissimule nt plusieurs niveaux de lecture, que l'on peut énumérer. Le premier est bien entendu lié à la trame scénaristique du jeu : il signifie que la récompense promise par GLaDOS n'existe pas, et que ses intentions sont bien moins louables que ce que l'on pourrait croire de prime abord.

  Le second concerne un élément de game design, de la même façon dont Braid réfléchissait sur le principe de game over. Principe que The Path (2009, Tale of Tales) reprendra à son compte d'une façon plus cruciale encore, Portal nous fait réfléchir aux objectifs dont nous abreuvent les jeux vidéo récents. Dans tous ceux-ci, selon une tendance apparue globalement au milieu des années 90 de façon systématique, d'abord sur ordinateur, puis sur console, le jeu nous impose des objectifs précis dont la complétion détermine la progression du joueur. Ne pas remplir ceux-ci, c'est se heurter à un piétinement dans les possibilités offertes. Si l'on prend ainsi un univers "bac à sable" comme les GTA, le joueur peut accomplir nombre de quêtes "annexes" et se balader comme bon lui semble, mais certains lieux et objets lui seront inaccessibles à moins de remplir des objectifs de la quête principale. Impression de fausse liberté, initiée par la puissance des machines bien sûr, mais omniprésente.

  Portal, dans ces conditions, en nous faisant comprendre que "le gâteau est un mensonge", autrement dit que l'objectif final du jeu n'est pas celui que l'on nous a vendu, nous fait nous interroger sur la finalité des objectifs des jeux vidéo, et la prétendue "liberté" que l'on nous propose. Le portal gun est un outil fantastique, mais quel intérêt de ne s'en servir que dans des salles de test ? La libération proposée lorsqu'enfin on l'utilise "hors des sentiers battus" pour s'échapper d'une mort certaine est prodigieuse, je n'avais que très rarement ressenti cela. Un cas d'école, assurément, que tout le monde devrait imiter.

  Enfin, la force de cette phrase, et la raison pour laquelle elle est devenue un meme à part entière, c'est son application en-dehors du monde des jeux vidéo. Dans la lignée d'une réflexion sur la société dont 1984 serait le parangon, The cake is a lie symbolise la suspicion du peuple à l'encontre des élites dirigeantes que représente, à un certain niveau, GLaDOS. Véritable ode au "pensez par vous-mêmes", l'expression fait mouche : le gâteau représente ce que l'on nous promet (baisse des impôts, sécurité, transparence), mais l'on sait toujours que le message officiel est à jamais une voix unique que l'on ne peut qu'entendre, et contre laquelle on ne peut directement lutter. Se rappeller alors que the cake is a lie, c'est toujours avoir en tête que bien que muets, nous pouvons agir et être clairvoyants. Portal, l'un des fondateurs des Anonymous ? C'est bien possible...

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  Il y a beaucoup d'autres choses à dire si l'on se recentre sur le jeu : son humour noir, sa musique enivrante et surtout son générique de fin, incroyablement intelligent. Mais tout cela a déjà été écrit ailleurs, aussi je ne vous redirigerai que vers ce bel article de Grospixels qui rend bien justice à ce titre. N'hésitez pas vous y essayer : on le trouve pour des peccadilles sur la plate-forme de téléchargements Steam et bien que l'aventure soit brève, elle vaut le coup.

  Car Portal est, reste et demeure, l'un des jeux les plus importants et les plus influents du média, et ce depuis sa naissance.

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