Phantasmagoria (1995, Roberta Williams)

Publié le par GouxMathieu

   Il en va de l'histoire du jeu vidéo de toutes les autres : il est des vainqueurs, des vaincus et des oubliés, et davantage d'ailleurs des oubliées. Je ne sais s'il faut parler, ici, d'invisibilisées  ; mais j'ai l'impression que l'on parle peu ou plus, dans le monde des point'n click, et d'une compagnie fondée par une femme, Sierra On-Line, et d'un jeu où l'on incarne une femme, Phantasmagoria. Que je me trompe ou non, profitons-en cependant pour parler un peu de cette œuvre, historique de bien des façons.

 

   Je ne reviendrai pas, une fois encore !, sur mon amour des point'n click, tant récents que plus anciens ; aussi, je ne me contenterai que d'un petit historique du genre. Je ne pense surprendre quiconque à disant que le jeu vidéo, créé par quelques férus de la micro-informatique, a entretenu dès sa genèse un lien prégnant avec le jeu de rôle, la littérature de science-fiction, la littérature fantastique ; et si l'on songe souvent à quelques ancêtres tels Pong, Galaga ou Space Invaders, soit à la part frénétique de cette riche généalogie, il ne faudrait oublier tout un monde où les trésors sont trouvés dans les plus profondes des grottes, sous les forêts impénétrables, aux caves des châteaux des lutins vicieux : et Adventure et Zork sont comme les Bibles, comme les contes ovidiens, comme des matrices de toutes les histoires que nous suivons aujourd'hui encore dans nos logiciels.

   Les interfaces, cependant et alors, d'être inexistantes et pour cause : c'étaient, pour la grande part, des jeux d'aventure textuels où l'on imprimait quelques commandes simplexes et où l'on suivait, à la façon d'un livre dont vous êtes le héros, nos péripéties tout au long d'un récit qui se construisait avec nos actions. J'entends déjà dire que la chose est, était, imbitable. Que je remette les choses à leur place : c'est parfaitement le cas. Certes, j'en reste amateur et je m'étonne toujours de l'ingéniosité des auteurs, mais force est d'avouer qu'un néophyte s'y perdra volontiers, surtout lorsque la syntaxe du jeu et la vôtre ne coïncident guère.

   Arriva alors Sierra On-Line, arriva surtout Roberta Williams. Cette auteure et game designer d'être bien plus qu'une pionnière de l'histoire du jeu vidéo, travaillant en des âges où tout était à faire, où tout était à inventer ; elle est surtout la créatrice, peu citée hélas !, du jeu d'aventure graphique. L'image et l'animation viennent remplacer le texte, et même si les commandes sont encore à entrer au clavier, l'adjonction des unes vient compenser l'austérité des autres. Le personnage se déplace, les mondes se terraforment sous nos yeux : et tout comme l'invention de la perspective avait su révolutionner, il y a des siècles de cela, la peinture et sa manière, le jeu d'aventure graphique de bouleverser un univers à peine sorti de sa soupe primitive.

   De cette innovation, Sierra On-Line créa une foule de jeux d'aventure, les plus connus étant sans doute la série des Quest (King's Quest, Space Quest, Police Quest, Quest for Glory) et des Leisure Suit Larry. Au rebours de la voie que prendra par la suite une compagnie comme Lucas Arts, qui choisira de ne jamais pénaliser le joueur, la mort attend souvent au tournant ; et même si ces aventures sont souvent drôles, hilarantes même !, le moindre faux pas, le moindre oubli, peut nous conduire au game over et à la nécessité de reprendre une sauvegarde antérieure.

   L'on reconnaît immédiatement la "patte Sierra", tout comme l'on peut reconnaître immédiatement la "patte Lucas Arts" ou la "patte Péndulo Studios" ; et leurs aventures m'ont toujours fait penser à un exercice de funambulisme, entre le sérieux d'une écriture riche et rigoureuse et le grand-guignolesque des situations auxquelles nous sommes confrontés. Certaines de leurs séries de tomber dans un précipice ou dans l'autre : Larry est tout en drôlerie, Sonny Bonds tout en sérieux, mais les pièces les mieux connues et qui mettent en scène qui Sir Graham, qui Roger Wilco, de balancer au gré des jours.

   Phantasmagoria, définitivement, d'être totalement d'un côté, voire de créer une toute nouvelle catégorie, non seulement pour sa compagnie mais, aussi, pour le média dans sa totalité.

   Le jeu vous met aux commandes d'Adrienne Delaney, romancière de polar à succès qui s'installe dans une nouvelle maison de campagne avec son mari photographe. La bâtisse est immense, inoccupée depuis des années : son précédent propriétaire, un magicien de foire, disparut mystérieusement il y a de cela un siècle. L'on raconte même qu'il assassina toutes ses promises, cinq femmes dont on ne retrouvera jamais les corps... Des rumeurs, sans doute, rien de bien important : mais il est vrai qu'il se dégage de cette demeure un je-ne-sais-quoi d'étrange et d'envoûtant, et il y a encore de nombreuses pièces à explorer ici...

   Les amateurs d'horreur et de fantastiques retrouveront bien des lieux communs dans ce résumé, je vous l'assure, fort fidèle : pour un peu, l'on pourrait se croire au commencement d'une nouvelle de Stephen King, d'Edgar Allan Poe, de Lovecraft en fonction de vos amours et de vos envies, et la filiation est ici hommage et non pompe facile. Malgré Alone in the Dark (1992) et malgré The 7th Guest (1993), l'horreur, dans le jeu vidéo, n'avait pas encore été très goûté. Jane Jensen - une femme, encore ! - avait ouvert la voie avec Gabriel Knight (1993) et Dark Seed (1992), malgré sa coercition, avait étonné les amateurs ; mais le fantastique recouvrait tout et l'on était davantage intrigué qu'effrayé. Phantasmagoria, je me plais à le croire, ajoute à ces expériences non seulement une horreur véritable, avec un sens du danger omniprésent, mais également une violence que le jeu vidéo n'avait pas encore connu.

   Car dans "phantasmagoria", l'on entend et l'on doit entendre également "gore" ; et Dieu !, que cela ne nous soit pas épargné. J'ai découvert ce jeu très jeune, dois-je dire, à un temps où l'on ne se préoccupait encore guère des limites d'âge pour ces amusements sans conséquence : et alors que ma mère veillait à me protéger autant que faire se pouvait des films et des livres traumatisants et traumatisés, je me revois parfaitement faire l'expérience de la torture, de l'éviscération, même du viol dans une scène des plus controversées, et cela eut une influence inénarrable sur l'enfant que j'étais encore.

   Ceci fut d'autant plus violent que le jeu fut l'un des premiers à se livrer entièrement en prises de vue réelles, un immense tour de force pour l'époque : pas moins de 7 CD-Rom, dans un coffret d'une beauté glacée, faisaient tenir les acteurs, les doublages, les cinématiques, les actions qui témoignaient d'un grand photo-réalisme. Rarement avait-on vu cela dans le média, la chose était encore impensable il y a peu : et le jeu d'aventure, plus que les jeux de combat ou de plates-formes, de se prêter admirablement bien à ces choix graphiques.

   Car il est une pesanteur, une lenteur particulière au point'n click, et ce indépendamment de la célérité avec laquelle l'on vous demande, parfois, d'effectuer certains choix, qui m'a toujours attiré dans le genre, indépendamment de la réflexion, indépendamment de l'humour, indépendamment de la magie, peut-on même dire, qui se dégage de ces grandes aventures : il y a aussi cette atmosphère ténébreuse lorsque, seul dans sa chambre, le visage blafardement éclairé par l'écran de l'ordinateur, le calme parfait et total de la nuit nous pénétrant, l'on erre, silencieux et obscur, d'écran en écran pour espérer résoudre cette énigme diabolique.

   Phantasmagoria, dès lors, d'embrasser cette ambiance fascinante. Adrienne se déplace tranquillement et prête à chacun de ses gestes une noblesse, une pompe que l'on ne trouvait alors nulle part ailleurs ; elle discute agréablement avec ses voisins, mais aborde des choses on ne peut plus graves avec son mari ou ses confidents ; loin d'être une victime, surtout, elle mènera la partie et dévoilera les dessous de cette intrigue qui, l'on s'en doutera, est bien plus sombre et complexe que le résumé que j'en ai donné plus haut.

   C'est cette façon qu'a le jeu de construire son épopée, ses personnages, ses lieux, tout en temps et en finesse, tout en curiosité et en élégance, qui étonne et qui continue d'étonner, qui étonna et qui marqua profondément son époque. Le jeu fut un immense succès commercial et critique, malgré, peut-être, des énigmes un peu simples ou évidentes, des passages parfois peu clairs néanmoins, certains acteurs moins convaincants que d'autres. 

   Il est rare d'être effrayé dans le monde du jeu vidéo, réellement effrayé au point que l'on hésite à avancer, à progresser dans l'aventure ; il est rare de se croire réellement devant un film interactif, manipulant des acteurs et leurs personnages de sa souris ; il est rare, encore, que l'héroïne soit une femme qui sache mettre en avant autre chose que des atouts superficiels ou une hyper-virilité caricaturale, comme s'il était impossible de penser une féminité positive.

   Résumons : Phantasmagoria est un jeu rare. Vieilli, quelque part, sans doute : la progression n'est pas toujours heureuse, la technique, évidemment, souffre de sa nouveauté, l'histoire, malgré des scènes réellement marquantes - les flashbacks touchant les femmes du magicien, la scène du viol conjugal, les morts nombreuses suite à nos échecs... -, avance cahin-caha, manque d'unité voire de cohérence, sombre parfois dans la caricature. Mais même en lui enlevant son immense valeur historique, même en lui déniant sa maternité incroyable et démesurée, il est difficile d'enlever à Phantasmagoria son charme intemporel.

   C'est pour cela, à mon sens, que l'on aurait tort de l'oublier, et qu'on a encore tort de ne pas en parler davantage : alors que des jeux bien plus obscurs ont droit de cité, pourquoi celui-là, qui réunit toutes les qualités attendues du genre, devrait-il demeurer dans l'oubli ? J'associerai bien cela, soyons honnêtes, au désaveu de la compagnie dans son ensemble, malgré de récents remakes qui, hélas !, semblent peu plaire. Alors, que l'on se pique de redécouvrir Phantasmagoria, qu'on le cherche par curiosité, qu'on y reste par goût : et rien que pour son introduction, il me semble qu'il y a là plus, bien plus qu'un nanar comme d'aucuns aimeraient bien le faire croire.

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