Ran (1985, Akira Kurosawa)

Publié le par GouxMathieu

   Il est des amours d'enfant, et il est des amours d'adulte ; et souvent, la beauté ne nous frappe qu'à un moment donné de notre existence, et non ailleurs. Trop tôt, ou trop tard, et tout s'enfuit : le goût est autant affaire de sens que de temps. Parfois, les bonheurs enfantins vieillissent mal ; parfois, les amours sereines se renforcent. Ran s'assourdit en moi, encore et encore, comme un écho violent qui ne cesse de rebondir et de parvenir à mes oreilles.

 

   D'Akira Kurosawa, l'on connaît souvent la renommée avant l'homme lui-même : son goût précieux du détail, cette pesanteur que l'on attribue souvent à la philosophie asiatique, son esprit vif. Son influence en matière de cinéma est colossale, immense, démesurée : et des Amériques aux Europes, de l'Asie à l'Afrique, l'on ne compte plus et les réalisateurs, et les films, qui s'inspirent de son travail, de son regard et, disons-le, de son génie. Je ne puis faire d'analyse cinématographique, je ne possède pas ces grilles de lecture ; mais de ma connaissance de ses œuvres, j'ai pu saisir les références et contre-références que ses thuriféraires dissimulent, et le monde alors me devint mieux ordonné.

   De tous pourtant, c'est vers Ran  que je me dirige encore et c'est aux côtés de Ran que je reste. Je n'en fais pas pourtant comme le symbole de la carrière de ce réalisateur reconnu, et loin de moi l'idée d'en faire une analyse de sa façon et de sa touche ; mais il est là plusieurs choses qui me parlent et me fascinent, autant dans l'histoire que dans l'image, comme si cette œuvre ne pouvait exister que par ce média cinétique et qu'une adaptation, aussi fidèle puisse-t-elle être, était irrémédiablement vouée à l'échec.

   Il est cependant curieux de dire les choses ainsi, car l'on présente souvent Ran comme une transposition du Roi Lear shakespearien dont il reprend les grandes lignes : un roi vieillissant, trois enfants - ici, des Seigneurs de guerre et non des filles - et l'un de dire la vérité ; l'exil, puis l'escalade, la folie, l'aveuglement ; et ce bouffon de révéler les choses telles qu'elles sont, et d'être battu parce qu'il ose le faire. Le lecteur assidu reconnaîtra là bien des choses, et l'amateur des salles noires sourit déjà en se ressouvenant du Château de l'araignée, reprise intelligente d'un Macbeth étrangement plus anglais que l'original lui-même. Mais ne soyons par partisans, et ne soyons pas chauvins pour l'un ou l'autre : si cette histoire s'adapte bien, c'est parce qu'elle est éternelle et le mythe n'a nul besoin de temps ou de lieu pour se fixer ; mais il faut bien le talent d'un réalisateur accompli pour, précisément, le fixer ici et là et lui donner une patine particulière puisque l'esprit ne peut saisir que ce qu'il conçoit.

   L'on pourra alors au commencement s'amuser des ressemblances et des dissemblances, comprendre où est Gloucester, où est Edgar ou Edmond ; et l'on comprendra au fur et à mesure qu'il y a là davantage, ou moins, qu'un simple changement de sexe et que l'éternel ne disparaît ni sous des robes, ni sous des barbes. On le sait depuis déjà, mais comme les moments sont parfois troubles, il est bon de le redire.

   Prendre Ran par son histoire, ce que nous sommes toujours tentés de faire compte tenu de sa glorieuse paternité, c'est certes emprunter une porte évidente, mais c'est surtout prendre le risque d'oublier toutes les autres. Tout comme l'on peut se sentir mal de grandeur et de beauté en voyant, pour la fois première, tel Caravage, tel Picasso, ou en entendant tel opéra ou tel concerto, je me suis senti mal, presque dans le sens physique du terme, en faisant l'expérience de ce film pour la toute première fois. Je recevais, pour ainsi dire, une leçon de cinéma et mon œil se transformait, tout comme mon corps avait subi les changements de l'enfance à l'adolescence, et de l'adolescence à l'âge adulte.

   Car il ne s'agit pas là, "simplement", d'une querelle politique ou familiale, d'une réflexion sur la société, le monde ou le reste ; si je devais en vérité résumer ce film, je dirais qu'il s'agit d'une bataille de couleurs, et rien de plus. Le jaune affronte le bleu et le rouge, le blanc ; les flèches et les épées me font davantage penser à des pinceaux qu'à des armes, et ces troupes rangées se découpent sur les plaines comme autant de papiers pliés.

   On sait l'importance qu'Akira Kurosawa donnait au storyboard, et celui de Ran d'avoir bénéficié d'une attention toute particulière, plus poussée peut-être que tout ce à quoi l'on pourrait le comparer. Ce ne sont pas de simples indications de direction, comme un pis-aller de la vision de l'artiste avant le tournage effectif : c'est une œuvre en elle-même, un seuil permettant de mieux appréhender le chef d'œuvre enfin, non tout à fait en dehors, non tout à fait en dedans. Soudain, les images bougent, les couleurs vibrent, les lumières hurlent : du chaos surgit le chaos et même sur un petit écran, cette puissance absolue transparaît et vient nous frapper, nous réduit en charpie, nous frappe d'étonnement, de colère et de pitié.

   Parmi les réalisateurs qui ont fait de chaque image une peinture, l'on peut citer très volontiers Stanley Kubrick aux côtés de Kurosawa, et il n'est pas interdit de les croire atteints de la même folie et de la même mono-maniaquerie. Mais ce dernier ajoute, à ce qu'il me semble, un peu plus de douceur et de rondeur à son travail, plus d'humain peut-être. Kubrick, à ce qu'il me semble, était passionné par le creux de notre espèce, les limites et l'ombre qui est au-delà : et du Docteur Folamour à Eyes Wide Shut, de montrer ce que nous cherchons tous à cacher. Kurosawa, par cette flamboyance - que l'on ressent même en noir et blanc, bien entendu - et malgré les exactions, les déceptions, les tromperies, les folies, me semble étrangement bien plus optimiste sur notre véritable nature. Après tout, que ce soit Cordélia ou Saburo, la vérité est dite dès le commencement : c'est davantage notre façon de l'ignorer qui est cause de malheur, non notre aveuglement à son existence. L'on nous donne une chance de salut, à nous de la saisir.

   Dans Ran, la mort et le chaos sont étincelants, brillants, sublimes. Ils passent tant dans l'ombre et la lumière, sous le soleil et la tempête, sans perdre de leur force ni de leur tendresse. Quand le sang gicle, quand la folie frappe, quand la flèche tue ; quand le mur tombe, quand le cheval gronde, quand la femme trahit ; quand le fils tue le père et que le père renie son fils ; quand la vie est vie, elle explose en un feu d'artifice qui brûlera tout, les forêts, les montagnes et les lacs.

   Quand la vie est vie, elle est mort également. Que ma tombe soit aussi belle que ces oriflammes, aussi colorée que ces bannières, aussi chaude que ces drapeaux : que je vive dans ma mort comme je mourus dans ma vie : impressionné par la beauté de ce film, terrassé par sa fougue, tel un papillon se brûlant contre les ampoules et heureux d'avoir côtoyé, ne serait-ce qu'une seconde, la lumière absolue.

 

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