Exercices de style (1947, Raymond Queneau)

Publié le par GouxMathieu

   À de très rares exceptions près, je suis plus volontiers porté en Littérature sur la forme que sur le fond. Je peux certes prendre plaisir à suivre un roman, et à découvrir ce pourquoi la Marquise sortit à cinq heures et qui a tué le capitaine ; mais je pense que si un auteur prenait la peine de m'écrire le bottin avec une force évocatoire et stylistique démesurée, je m'y accrocherais comme si c'était le plus grand des chefs d'œuvre. Raymond Queneau de venir alors, et de rire de mes penchants.

 

   Exercices de Style doit compter, sans doute aucun, parmi les textes les plus connus de l'oulipien. Parfaitement ésotérique et, pour ainsi dire, potentiel, il est possible même de se demander si nous avons là de la Littérature, et si nous avons là de la langue française tant il faudrait, pour certains de ces amusements, faire précéder chaque phrase du fameux astérisque qui signale, dans les grammaires sérieuses, les phrases incorrectes du point de vue linguistique.

   Il est un véritable plaisir poétique à cet ouvrage, et il convient sans doute de le parcourir comme on pourrait picorer un recueil, classique ou moderne : une pièce par ci, par là, et s'étonner de la puissance du verbe, et s'amuser des jeux avec la marge, et faire en sorte de ne rien reconstituer si ce n'est, peut-être, l'adéquation du texte avec un titre et le deviner, le cas échéant. Dans cette petite centaine de variations d'une seule et même histoire, en transformant tous les verbes à un certain temps, en se mettant à multiplier les termes argotiques ou les comparaisons, en se pliant à telle contrainte, quelle est donc l'histoire originelle, "non marquée", première ? Existe-t-elle réellement ? Narrer, n'est-ce pas, déjà, "faire du style", aussi sec le désirerait-on ?

   Il est une double, triple, quadruple fascination à cet ouvrage qui, pourtant, n'apparaît guère que comme un bréviaire "scolaire", illustration magnifique de quelques rhétoriques usées. Tout d'abord, il y a cette faculté inhérente à nos esprits de reconstruire toujours l'anecdote que l'on ne cesse pourtant de nous flouter : quelle que soit la pièce choisie, et peut-être si ce n'est pour les plus surréalistes d'entre elles comme "Parties du discours" ou "Permutations par groupes croissants/décroissants de mots", il est toujours possible de retrouver cette histoire, ce bus bondé, celui qui marche sur les pieds et l'autre qui essaie, avec plus ou moins de force, de faire valoir son espace, ce bouton finalement absent.

   Il me semble que cela témoigne, davantage qu'un génie de l'auteur, du génie de la langue, du langage humain même. Mes études en linguistique m'ont progressivement amené à me convaincre qu'il y avait là comme une faculté irréductible à la syntaxe, au sémantique, et que nous faisons toujours sens, même lorsque nous ne le désirons point. C'est une sorte de mystique que je ne saisis encore qu'à peine, que je ne comprends qu'à moitié, mais qui n'a sans doute rien de scientifique : et Exercices de style de nous le rappeler.

   Il y a également cette plasticité, encore une fois, de la langue puisque l'histoire, ou la diégèse s'il faut parler comme les spécialistes, ne change nullement, et toutes les torsions et distorsions que l'on peut lui faire subir. L'on supprime des mots, les transforme, on change une mélodie, un rythme, un temps, une image ; l'on va même jusqu'à ajouter des lettres à l'inaudible. Mais contrairement à ce tableau ou à ce dessin qui, comme dans tel texte de Balzac, finira par devenir indéchiffrable à force de traits, de coups de pinceau, de reprises, le texte demeurera. 

    Parce que les lettres, bien que dessins, restent des lettres, elles sont toujours lisibles et interprétables même s'il faut s'adonner à quelques conjectures. Cela semble bien démontrer que le langage n'est point le monde, qu'il n'en est que l'image, qu'une représentation, de la même façon que "ceci n'est pas une pipe" ou, d'ailleurs, que "ceci n'est pas une leçon". Nous sommes comme plongés ici dans un univers parallèle, nous l'observons au travers d'une poterne et nous sommes les témoins, entre l'horreur et la joie, de ses multiples visages. Comment ces êtres si familiers, ces mots bien connus, peuvent-ils devenir, de la même façon que ces Magritte ou ces Dali, des cauchemars insensés ? Que l'on ne s'y trompe, et des siècles de poésie de nous le prouver : ce sont bien les mots qui sont terrifiants en eux-mêmes, non les acidités déformantes qu'on leur impose.

    Enfin et si je devais terminer, ici, l'énumération de tous les plaisirs pervers, presque, qui dictent ce texte, j'évoquerais paradoxalement son plaisir narratif. Car, et cela est bien insolite et "inattendu" pour reprendre le titre du dernier exercice, il y a malgré tout une chute, une conclusion à cette répétition ad nauseam des mêmes rubans, des mêmes pieds, des mêmes boutons. Que ce soit pour clôre, sincèrement, réellement, toute cette traversée surréaliste en attaquant, précisément, Breton et sa clique ou bien que ce soit, comme je m'en doute davantage, pour faire un dernier pied-de-nez au lecteur qui se surprendrait à ne plus être surpris, Exercices de style finit, enfin, sur un plaisir de Littérature et un plaisir de roman.

   C'est peut-être alors, ici, la plus grande des leçons que l'on peut tirer de cette œuvre magique qui, bien qu'étant entièrement tournée vers la forme, vers l'apparence, vers l'organisation du blanc de la page au moyen de lettres pour imiter une autre définition, musicale quant à elle, n'oublie pas de consacrer la force narrative, l'histoire, la résolution. L'on pensait se détendre de cet art, fuir les amours d'Éloa ou les illusions perdues : on nous y ramène par la petite porte, comme n'en ayant pas l'air et on se moque de notre trop grande confiance en l'auteur.

   Bien vu, Monsieur Queneau, bien vu... Je tâcherai, la fois prochaine, de ne pas me faire avoir.

 

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