Fictions (1944, Borges)

Publié le par GouxMathieu

   Parmi les étapes marquantes de ma vie de lecteur, Fictions représente une bascule particulièrement forte, dont les effets se font sentir jusqu'à aujourd'hui. Certes, je ne serai pas particulièrement original en disant cela, tant l'importance de l'ouvrage est connue : mais c'est une chose de le dire en général, c'en est une autre de le dire en particulier.

 

 

   Je situe ma première lecture de l'œuvre vers mes vingt ans, alors que j'étais jeune étudiant de lettres et que je me piquais, avec plus ou moins de succès, d'écrire de la littérature moi-même. J'ai mis ce projet professionnel de côté, quand bien même y reviendrais-je de temps à autres ; mais même dans mes travaux plus académiques, même dans ma vulgarisation ou mes analyses vidéoludiques, l'ombre de l'auteur argentin jamais trop loin ne me laisse.

   Sans originalité encore, les nouvelles les plus connues furent mes préférées : "Pierre Ménard, auteur du Quichotte", "La Bibliothèque de Babel", "La Loterie de Babylone", "La Secte du Phénix" modelèrent notre imaginaire contemporain en des proportions qui nous restent encore à clairement définir. Mon cerveau, à leur lecture, devint comme un miroir réfléchissant toutes les lumières des textes passés, les condensant en une nouvelle lanterne, me préparant à affronter les textes à venir : sans même connaître le mot alors, je me piquais déjà de sémiotique.

   Il y a cependant cet art, chez Borgès et à proprement parler, de la "fiction", dans le sens le plus noble et ancien du terme, du fictus, soit de ce qui est façonné, et de ce qui est dissimulé. On peut ainsi écrire facilement - toutes choses égales par ailleurs - des essais, des analyses, peser le pour et le contre de telle référence littéraire, de rester dans le domaine de la pensée ; on peut ainsi écrire facilement - toutes choses par ailleurs égales - de la fiction légère, des romans ne voulant que distraire, des aventures géniales, il n'y a jamais de honte à cela. Mais manier les deux, mais marier les deux ; commencer par une entrée en fiction pour atteindre l'essai, puis repartir de l'essai et revenir à la fiction, ça, c'est plus difficile.

   C'est ce qui me rend, je crois, parfaitement admiratif dans ce recueil magique. On nous présente Babel, sa bibliothèque, son principe ; on trébuche sur la réflexion labyrinthique, minotaurisée si je puis dire, l'infinie spirale qui aspire et étourdit à jamais. Et puis, par un mouvement pendulaire, presque mathématique, nous voilà repartir dans les dimensions de ce monde factice, son existence sensible, car la réflexion a tant nourri notre regard qu'on la retrouve tout autour de nous.

   Avant la date, il y avait là quelque chose de la Société de Spectacle, en y repensant ; une forme d'absurdité qui, répétée encore, se superpose à la réalité, l'adultérise et enfin, prend sa place. Quand Shakespeare est appelé pour transformer le moindre hère en héros ; quand le temps soudain s'éternise pour qu'un auteur puisse finir son roman ; quand nous sommes à résidence pour éviter un virus mortel, que les limbes se renferment sur nous ; la réalité devient littéraire, la littérature s'approche bien trop du réel. Le tourbillon est puissant.

   Chez Borges cependant, la page se tourne, le texte s'arrête : ces nouvelles savent s'arrêter au moment idoine, quand bien même le vertige qui nous saisit serait encore de sa plume, pour reprendre une célèbre image. On y revient dès lors, j'y reviens périodiquement, tous les deux ou trois ans, je retombe sur une phrase, je relis un verbe, le monde disparaît. Je ne sais plus quel est l'auteur du Don Quichotte ; et peut-être d'ailleurs ne l'ai-je jamais réellement su.

 

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