Alice's Adventures in Wonderland / Through the Looking-Glass (1865 / 1871, Lewis Carroll)

Publié le par GouxMathieu

  Vous êtes vous déjà amusés à établir, avec des amis ou des proches, des "classements de préférence" ? Vous savez, l'on vous demande quels sont les trois livres, les trois films, les trois albums de musique que vous emporteriez sur une île déserte pour en profiter jusqu'à la fin des temps, et ce sans pouvoir en changer. Bien entendu, ces classements sont stupides et péremptoires et évoluent souvent d'une année sur l'autre. Pourtant, dans le domaine des Lettres, il est un ouvrage (ou plutôt deux) que je cite systématiquement en tête de liste : Alice's Adventure in Wonderland et Through the Looking-Glass, and What Alice Found There de Lewis Carroll.

 

  On va encore croire que je suis arriviste. Que je me cantonne de "surfer" sur une pseudo-vague new-age ou Jeune-France ou je-ne-sais-quoi encore. Je ne peux faire rien de plus pour vous convaincre que vous dire que je connais Alice intimement depuis mes plus jeunes années. Là où tous les jeunes adultes de France et de Navarre clament en cœur, comme réponse à la question "quel fut votre livre d'enfant préféré" Le petit Prince, roman que je n'ai jamais pu souffrir, moi, je lisais et lisais encore les aventures d'Alice dans ces mondes étranges, pays des merveilles ou pays de l'autre côté du miroir et à défaut de parler à un renard ou à une rose, je jouais au croquet avec des flamants roses, aspergeais du poivre sous le nez d'un nourrisson obèse ou discutais du bien-fondé de la folie des chats avec un lièvre de mars.

  Bref, je ne suis pas de ceux qui ont "magiquement" découvert les travaux de Lewis Carroll, qui du reste ne se limitent pas à ces deux seuls ouvrages (je vous parlerai un jour de la Chasse au Snark ou du prodigieusement malin Sylvie et Bruno, aussi important dans l'histoire littéraire que le Don Quichotte de Cervantès ou l'Ulysse de Joyce, mais cela nous entraînerait trop loin), au moyen de l'adaptation de Disney (curieusement bien sous tout rapport, j'y reviens bientôt) ou de celle de Burton (étrangement raté de partout, j'y reviens également). Je crois même que mon envie d'apprendre la langue anglaise, et d'étudier la langue dans son aspect le plus global, vient de ces romans, des jeux de mots et autres gaillardises linguistiques qu'ils recèlent au point d'avoir permis l'invention de quelques termes encore utilisés de nos jours par les spécialistes.

  L'histoire étant connue, ne serait-ce qu'approximativement, par tout un chacun, je passe rapidement. Disons simplement ceci pour éclaircir les choses : les adaptations que l'on trouve en dessin animé, bande dessinée ou films sont souvent un "mélange" de ces deux romans, parfois au détriment de toute cohérence. Il y a le Pays des Merveilles d'un côté, auquel Alice accède par le terrier du Lapin Blanc et dans lequel elle fera la connaissance du Chat du Cheshire, du Dodo, du Chapelier Fou et du Lièvre de Mars et surtout de la Dame de cœur, et il y a le Pays de l'autre-côté du Miroir, où elle rencontrera la Reine Rouge (nuance cruciale), Humpty-Dumpty, Tweedledum et Tweedledee et d'autres encore, la liste est épuisante.

  Il ne faut pas mélanger ces deux contrées, car les règles qui s'y appliquent sont très différentes. Le Pays des Merveilles est le "monde des fous" où toute logique est incompréhensible pour les voyageurs. C'est le pays du "Pourquoi un corbeau ressemble-t-il à un bureau" (Why is a raven like a writing-desk), ou plutôt du "un corbeau ressemble à un bureau". Le pays de l'autre côté du miroir est le pays de l'envers, où les règles de notre monde sont inversées : pour rester sur place, il faut courir aussi vite que possible, les routes vous ramènent à votre point de départ sauf si vous décidez de rebrousser chemin, les fleurs parlent et s'animent.

  Excusez ces quelques précisions, mais cela explique d'ores et déjà le paradoxe certain de ces textes : à la fois semblables et profondément distincts, suite l'un de l'autre mais indépendants d'esprit et de corps, ils semblent former un tout cohérent mais détruisent ce qu'ils touchent. Je m'explique.

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  On a dit beaucoup de choses sur ces romans. Selon les époques et les critiques, on leur a fait dire tout et n'importe quoi. Pour certains, ce sont des pamphlets contre la royauté et la société victorienne ; pour d'autres, le voyage initiatique d'une jeune fille dans le monde fasinant et fasciné de la puberté, avec premières règles et premières relations sexuelles ; les derniers y voient la réécriture du mythe d'Orphée, une réflexion sur la vérité et la réalité, la création de ce qui sera la psychanalyse, voire l'impulsion du mouvement surréaliste...

  On a dit beaucoup de choses.

  Mais rien de tout cela n'est vrai. Entendons-nous, ces lectures sont "justes" dans la mesure où l'on peut toujours faire dire à ces textes lacunaires et obscurs ce que l'on désire ; mais elles ne doivent sans doute pas correspondre à l'intention primordiale de l'auteur, si celle-ci existe réellement du reste ce dont je doute de plus en plus. Laissons alors de côté toute symbolique, laissons parler les gens intelligents et que l'on me permette, moi qui adore ces textes, d'en parler simplement.

  Il y a dans les Alice, mais cela est vrai pour tous les textes de la littérature dite "enfantine", un côté fascinant et un côté effrayant que l'on a souvent tendance à oublier, ou du moins que l'on a récemment oublié du fait d'un certain "polissage" de cette culture riche et souvent sous-estimée. Si l'on se penche sur les textes originaux de certaines grandes histoires, l'on ne manquera pas d'être étonné : le petit chaperon rouge est une ode au sang et au meurtre, boucle d'or et les trois ours est d'un malsain dérangeant, et je ne parle pas encore de blanche-neige et de la fin tragique du bûcheron ou de la reine elle-même. Quand on compare les textes aux adaptations que l'on connaît, l'on ne peut manquer d'être surpris : plus aucune trace des meurtres, des viols, des monstres aux dents aiguës. Ce sont là des histoires épurées, ce qui rend ces contes insupportables aux adultes, comme aux enfants d'ailleurs qui ont un meilleur sens critique qu'on peut le croire.

  Si les Alice fascinent, c'est parce qu'ils résistent profondément à ces édulcorations plus malsaines que le matériel de base. Si l'on ôte le dérangeant de ces textes, il n'en reste plus rien. Même avec un grand sourire, le chat du Cheshire effraie par sa manie de ne faire apparaître que sa tête ou ses griffes ; même avec des yeux mignons, le Lièvre de Mars reste dangereux car imprévisible ; même avec des chansons rigolotes, les jumeaux Tweedledum et Tweedledee font peur avec leurs manies de se donner des coups de poing et de pied. Moins une vision d'apocalyspe que celle d'un asile de fous : et même avec la meilleure volonté du monde, l'on ne peut faire rendre compréhensible ces univers.

  Les adaptations dont j'ai parlé plus haut ont alors tâché de s'en accomoder, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur vient paradoxalement de Disney, qui a su garder la mélancolie et le grotesque des romans de base malgré les couleurs pastels. Il suffit de se rappeler des dernières images du dessin animé pour comprendre le respect profond des animateurs pour l'œuvre de base. Burton, au contraire, est passé parfaitement à côté de l'intérêt des romans. Alors que son imaginaire pouvait s'accomoder tranquillement de ces histoires, sans doute par peur de faire un Nightmare before Christmas bis, il a "héroïsé" le texte et en a fait une suite bâtarde aux histoires de Lewis ou de Tolkien et a fait sans doute la pire chose que l'on pouvait imaginer : il a donné un sens aux romans.

  Je sais que cela peut paraître invraisemblable, voire impossible, mais les romans de Lewis Carroll n'ont aucun sens. Cela n'est pas un défaut, bien au contraire ; car ce n'est pas une maladresse de la part de l'auteur, mais bien un refus conscient, c'est une ab-sens dans le sens premier du terme. C'est notamment pour cela qu'il est inutile de vouloir faire de ces romans des essais politiques ou psychologiques. Que ce soit Alice in Wonderland ou Through the Looking-Glass, ces textes sont des expérimentations poétiques pures. Peut-on se plaindre qu'un poème n'ait aucun sens ouvert ? En vérité, à la fin de chaque chapitre, l'auteur aurait pu apposer un quod scripsi, scripsi. Cela n'aurait bien sûr jamais arrêté les exégètes, mais aurait rassuré tous ceux qui se sont éloignés, trop rapidement, de ces romans.

  Cela, et les traductions bien entendu. Lewis Carroll ne manquant jamais une occasion pour déformer un mot ou une comptine anglaise, ces textes restent "l'épreuve du feu" pour tous les traducteurs de métier ; et ce n'est pas un hasard si l'on doit à Jacques Roubaud, poète fameux s'il en est, de s'y être essayé avec grand succès je dois dire, de la même manière que Baudelaire jadis transposa Poe "du génie d'une langue dans le génie d'une autre".

  Jamais dans l'Histoire de l'Humanité n'a-t-on eu peut-être une telle énigme littéraire. Il y a des textes ouvertement parodiques, le Don Quichotte ou le Roland Furieux ; il y a ceux qui nous mènent de fausses pistes de lecture en fausses pistes de lecture pour mieux nous décontenancer, comme l'Ulysse ou Les frères Karamazov ; et il y a la poésie qui, disons-le, se moque du sens facilement atteint ou du sens tout court. On ne reprochera jamais à Aimé Césaire, à Rimbaud, à Elliott ou encore à Whitman d'être incompréhensibles ; pourquoi en serait-il autrement de Lewis Carroll ?

  L'on brandit alors la belle bannière de la "Littérature enfantine" et de sa soi-disante mission "éducatrice". Rien n'est plus faux que cela. Alice raconte une histoire ayant un début et une fin : mais ce qui se déroule entre temps n'appartient pas au monde sensé mais à celui des sens, ne nous apprend rien sur le monde mais l'interroge constamment, efface les repères pour nous donner des balises flottantes comme celles que l'on voit sur les océans déchaînés.

  Et cela, c'est précisément ce que les enfants, et les adultes du reste, attendent de la Littérature.

  Notre monde contemporain ne produit plus de la Littérature, ou si peu, mais des essais, des écrits politiques ou sociologiques, des biographies, des autobiographies, des études. L'on prétend nous éduquer, comme si l'école avait perdu de son aura et sa mission de vue. Constamment à la recherche d'un sens, nous en perdons la raison ; toujours en quête d'une raison, nous ne devenons pas plus sensé pour autant. Dans ces époques de trouble que nous traversons, qu'il est bon de se replonger à la poursuite du Jabberwocky, d'écouter Humpty-Dumpty dicter sa volonté aux mots ou de se demander quelle quantité de biscuits il faut manger pour retrouver sa taille normale.

  Ces romans, pour moi, sont les parangons de la Littérature enfantine, et des chefs d'œuvre de la Littérature tout court. Sans doute ce que les anglais nous ont donné de plus dégénéré.

  Et l'on ne pourra jamais les remercier autant qu'il le faudrait.

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