Old Boy (2003, Park Chan-wook)

Publié le par GouxMathieu

  Je me souviens précisément de la première fois que j'ai pu voir Old Boy. Je m'étais lié d'amitié, à l'époque, avec un étudiant habitant Paris et, à l'occasion d'une montée à la capitale, j'en avais profité pour le visiter. Un soir, tandis que nous devisions sur la façon de mener les prochaines heures, il eut un petit sourire que je ne sus analyser et me demanda si je connaissais ce film : je répondis par la négative et il m'invita alors dans son salon.

 

   Je passais les deux heures suivantes les mains crispées sur son fauteil, le souffle court, le cheveu humide ; et tandis que le générique de fin défilait, je le sommais de le regarder à nouveau. J'avais besoin de cela pour digérer, je crois, toutes les émotions qui me prirent à la gorge.

   Old Boy, du réalisateur coréen Park Chan-Wook, prend place dans sa "trilogie de la vengeance", trois films qui tournent autour de cette idée particulière et dans laquelle on distingue Lady Vengeance et Sympathy for Mr. Vengeance. Si ces deux derniers me sont tout autant agréables, ce n'est rien en comparaison du premier qui reste à bien des égards mon favori.

   L'histoire est une adaptation lointaine d'un manga de Garon Tsuchiya portant le même nom, et leurs prémisses sont identiques : un employé de bureau, Oh Dae-su dans le film, est enlevé un soir tandis qu'il rentrait d'une soirée avinée. Sans savoir la raison de son enfermement, le nom de ses ravisseurs ou l'endroit où il peut être tenu enfermé, il restera seul, sans une seule relation humaine, pendant quinze ans dans une cellule microscopique. Des mains invisibles viennent lui apporter le manger et le boire, lui coupent les cheveux après l'avoir endormi.

   La seule chose véritablement d'importance ici, et qui l'empêchera de sombrer dans la folie, sera un grand cahier sur lequel il annotera, avec une précision scrupuleuse, le moindre de ses faits et gestes dans l'espoir de trouver, au détour d'un mot, l'explication à tout ceci.

   En vain.

   Et tandis, qu'à renfort d'ingéniosité, il élaborera un plan d'évasion, il se retrouvera tout aussi mystérieusement libéré dans un monde qui aura profondément changé autour de lui. Il n'aura alors guère qu'une seule idée en tête : se venger de celui, ou de celle, qui l'aura ainsi condamné sans autre forme de procès.

   L'intrigue elle-même, qui frise et penche souvent du côté du surréalisme, ne pouvait guère que me plaire : mais n'eût été que cela, l'œuvre n'aurait été qu'originale, sans rien de plus. Fort heureusement, le plumage vaut bien le ramage : et d'où que je regarde, je ne puis faire autrement que de considérer ce film comme une pièce maîtresse de son genre.

   Il possède effectivement un rythme des plus incroyables, sublimement rapide et concentré dans sa première demie-heure, les quinze années susdites passant comme dans un fou tourbillon, et profondément lent et fort le reste du film, les événements s'enchaînant à une vitesse formidable en moins de deux ou trois jours.

   Ses acteurs, des premiers rôles aux seconds couteaux, témoignent d'une palette d'émotions magistrale, pouvant paraître à la fois tragiques, épiques, pathétiques, détâchés, concernés, drôles, tristes. Je pense que s'il fallait montrer, à un quelconque peuple extra-terrestre ou à quelques animaux intelligents l'immense variété de la psyché humaine, Old Boy aurait tout de l'exposé incroyable.

   Il possède aussi une qualité rare que je recherche toujours là où je porte mes yeux : une certaine complexité de sourdine, qui se dissimule et qu'il faut dénicher. Certes, la résolution primordiale de l'intrigue, le fin mot et l'explication de l'enfermement de Oh Dae-su est une histoire incroyable qui nous renvoie aux grandes heures des tragédies raciniennes ; mais entre temps, ailleurs, quand le regard ne s'y concentre pas - et c'est la raison pour laquelle, comme je l'ai dit plus haut, j'ai souhaité revoir le film -, quelque chose nous aspire.

   Ce peut être une pensée sur la solitude et le couple, l'amour, histoire à la fois sombre et lumineuse et qui en fait tout sel.

   Ce peut être un songe sur la justice, la vengeance et la vertu, ce qui est bien et mal, ce qu'il y a de bien dans le mal et de mal dans le bien, ce qui est même au-delà bien et mal.

   Ce peut être un plan d'une ville, d'un champ, d'une voie de chemin de fer, le dehors et le dedans, l'intime et l'émotion, le grand et le petit.

   C'est le monde, dans toute son inénarrable, et dans toute sa terrifiante complexité, sans que l'on ne sache s'il est terrifiant en lui-même ou à cause de nous.

   Faire de Old Boy, cependant, un essai philosophique, que son sujet soit la vengeance ou autre chose encore, me semble être une grave erreur. Il me semble plus proche, peut-être, d'une méditation ou d'une contemplation, dans le sens poétique, et métaphysique du terme. C'est Lamartine, c'est Hugo : c'est le vide, enfin, qui se fait lorsque tout se tait.

   C'est, pour reprendre des formules consacrées, "l'effrayante complexité de l'être" et "la faiblesse mystérieuse des visages d'hommes".

   Il n'y aura pas de salut : car, et cela est dit plusieurs fois dans le film mais j'ai mis plusieurs années avant de comprendre ce que cela voulait dire, "le caillou et le rocher tombent dans l'eau de la même façon".

 

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