Un tombeau pour Boris Davidovitch : Sept chapitres d'une même histoire (1976, Danilo Kis)

Publié le par GouxMathieu

http://gouxmathieu.free.fr/RessourceImages/BorisD.jpg  Un des bienfaits de l'université, outre le brassage incongru et hétéroclite d'une multitude de personnes plus ou moins intéressantes, plus ou moins aimantes, est de faire découvrir des oeuvres que l'on  n'aurait jamais eu la bonne idée de lire, ou bien dans des années immémoriales ; et il y a de cela quelques années à présent, le trésor fut de taille, avec cette œuvre d'un auteur yougoslave qui mérite sincèrement que l'on s'y attarde, ne serait-ce que parce que la traduction est pour le moins élégante et fine, fait suffisamment rare pour le souligner : elle ne se fait absolument pas sentir.

 

   L'on n'est pas sans savoir que la réalité des camps staliniens, contrairement à ceux du régime nazi, mit un temps certain avant d'exploser en Europe. Démentie longtemps par l'intellegentsia française  notamment, la nouvelle a fait l'effet d'une véritable bombe. Mais, encore aujourd'hui, notamment au lycée, leur existence est pour le moins obscurcie par les non moins graves camps hitlériens. Il convient  néanmoins d'avoir une vision claire de la réalité de la Kolyma, ces camps de morts dispersés au fin fond de la Sibérie, où les poètes, les homosexuels, les juifs, les caïds, étaient irrévocablement envoyés  par le pouvoir, dans l'optique "officielle" de travailler dans les mines d'or au gisement rare, dans l'optique "officieuse" de mourir invariablement. Mandelstam y mourut, suite à un sonnet quelque peu irrévérencieux envers Staline, Pastermak (auteur du Docteur Jivago) l'évita de justesse en faisant son éloge ; Varlam Chalamov y survécut avec grand peine (lire les Récits de Kolyma, grande lecture dont je parlerai un jour), Danilo Kis connut le malheur de la Serbie et de la Yougoslavie. Ainsi se propose-t-il de donner sa propre vision des choses.

   Mais que ceux qui craignent de lire un recueil d'histoires affreuses, sombres, cruelles, sur la réalité de la mort et de la souffrance, des tortures, se rapprochent : car il n'est point ici question de "témoignage"  à proprement parler, mais de "souvenir", c'est-à-dire de l'érection d'un "cénotaphe", soit une tombe vide destinée, en l'absence de corps, à se souvenir du disparu.

   L'écriture est surtout teintée d'une ironie toute particulière, grinçante, drôle par moment. L'auteur prend une distance extrême avec ce qu'il avance, comme si, et c'est une image qu'il aime à prendre, il visait d'un hélicoptère à l'aide d'une caméra un grand drame humain, sans humilité, sans que l'objectif ne tremble. Et ainsi peut-on saisir, ponctuellement, le verre de vodka que prend le condamné avant de  mourir, sa préoccupation pour sa "biographie", sa lecture des Elégies ovidiennes ; même si les évènements sont graves, le ton utilisé est léger, sarcastique par instant ; et on se surprend, sur un rire  sardonique, à comprendre la machinerie de cet état totalitaire, qui, parmi les premiers, comprit l'importance des archives pour l'Histoire future.

   En effet, Staline ne manqua pas lors de son "mandat" à effacer des cadastres des noms, à gommer des photographies des figures qui ne convenaient plus à sa grandeur. Il ne fallait pas que l'on découvre qu'il fricota avec un homme qu'il envoya lui-même aux camps, affublé du titre de "traître bourgeois". Ainsi sont faites les histoires de Danilo Kis : les six premières nouvelles illustrent le parcours d'un  individu, fidèle à la cause communiste, "fils de révolutionnaire" qui, parce qu'il avait pris trop d'ampleur, ou parce qu'il devenait gênant, voit son passé réécrit par les autorités. Et soudain, le "rouge" forcené  dont on a suivi les frasques devint un "bourgeois" de la pire espèce... et brutalement, tous les évènements que l'on suivit jusqu'à présent sont réinterprétés, et on ne sait plus quoi penser. L' "enchantement"  opère...

   La septième nouvelle, "Un tombeau pour Boris Davidovitch", suit le même schéma, en plus long ; et défend surtout la thèse que le personnage est réel. Il s'agit bien entendu d'une fiction, mais l'appel constant aux documents, réels ou inventés, aux personnages historiques, réels cette fois-ci, crée le doute dans l'esprit du lecteur.

   Il convient de lire sans se perdre et de voir les nombreuses références, citations, auto-références au sein de l'ouvrage (personnages revenant de nouvelle en nouvelle, citations entières parfois), et de  savourer, surtout. Il est rare de tomber sur une leçon d'histoire, surtout sur un sujet aussi grave, sans qu'on ait l'impression qu'on nous assène une leçon de choses... alors, quand l'occasion se présente, il ne  faut pas hésiter.

Commenter cet article