Le Misanthrope (1667, Molière)

Publié le par GouxMathieu

   J'ai déjà parlé de Racine ; j'ai déjà parlé de Corneille ; il me faut à présent aborder, il en est temps, le dernier cité parmi les dramaturges classiques, Molière. Et autant ai-je pu hésiter quant à la pièce que je voulais aborder, ici, le choix s'est finalement imposé à moi : Le Misanthrope, ou l'Atrabilaire Amoureux est sans doute ma comédie préférée, au point que je m'identifie volontiers au fameux Alceste.

 

 

 

   Parmi ce qu'on peut appeler encore les "grandes comédies" poquelines, Le Tartuffe ou Les Femmes savantes, Le Misanthrope tient sans doute la meilleure des places dans mon cœur. C'est qu'il y a là plusieurs strates, plusieurs niveaux de beauté successifs, et je suis, comme j'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de le dire, naturellement attiré par la complexité, où qu'elle se terre. Présentons rapidement les choses : Alceste est un misanthrope, détestant tout et tout le monde, et pourfendant l'hypocrisie environnante. Il aime, pourtant, la plus ingrate des femmes mondaines, Célimène, qui multiplie les prétendants au gré des jours.

   Il n'en faudra point dire plus : le nœud de la pièce ne compose pas, pour moi tout du moins, l'essentiel. Je préfère encore la voir comme une "comédie de mœurs" et me plonger, davantage encore, dans la personne fort bien croquée de tous ces acteurs. Il m'intéresse en effet davantage de les voir soumis à leurs contradictions que triomphants et même, à dire vrai, l'on s'étonnera de lire que la pièce ne se termine pas aussi bien qu'on pourrait le songer. Tout du moins, les férus d'histoires heureuses n'y trouveront pas ici parfaitement leur compte.

   Évidemment, de toute cette galerie de personnages, le couple phare, l'Alceste et la Célimène, attire toutes les attentions. Célimène est devenue un proverbe, figure de l'inconstante et de la médisante, jouant aussi bien avec les mots qu'avec les cœurs. D'aucuns en feraient volontiers l'épouvantail de l'éternel féminin, je me contenterais d'y voir, plutôt, le monstre que les hommes projettent quant à leurs amours déçues. Si Célimène, sans doute, sait si bien appartenir à ce monde, c'est qu'elle a su s'adapter à ses faux-semblants et à ses règles perverses : et il serait faux de dire que ce n'est là qu'un jeu de femme. Les hommes eux-mêmes d'être les premiers à se plier à ces exigences, et Alceste, en premier lieu, n'en échappera pas.

    Car oui, le brave, le doux, le bel Alceste ; celui qui, dès le commencement, rejette ce terme "d'ami" que lui propose Philinte en se souvenant, peut-être, d'un mot de Montaigne, celui qui dit détester les apparences, de louvoyer fort comiquement devant des vers de mirliton avant de finalement donner sa sentence. Loin d'être diplomate, le voilà plutôt traître à sa cause : et appartenant à ce monde, il ne peut le détruire de l'intérieur, comme d'autres voudraient bien nous le faire croire.

   Faire du Misanthrope une simple critique de "l'esprit de Cour" est correct, mais fort réducteur : ce serait en faire, finalement, qu'une satire circonstanciée et historique, inaccessible à ceux qui ne seraient pas géomètres. Mais, évidemment, le génie de l'auteur traverse les siècles : et si le protagoniste est certes présenté, au commencement, comme victime d'un mal secret et d'un surcroît de bile noire, on lui trouvera sans mal aujourd'hui des épigones, des solitaires qui pourtant jamais ne renaclent devant les lumières des spectacles. Célimène elle-même trouve, partout autour d'elle, des élèves, qui soit embrassent volontiers leur cause, soit savent jouer aussi mieux que d'autres la comédie de l'existence.

   La dualité des personnages, du moins des principaux car les seconds, à l'image de Philinte ou d'Oronte, seront bien plus entiers, se ressent alors constamment : Alceste, misanthrope et social, Célimène, aimante et hypocrite ; figures de cour d'alors, compagnons de route d'aujourd'hui. Tour à tour menteurs, honnêtes, francs, aveugles, clairvoyants, sans que l'on ne sache précisément l'instant où les masques tombent, l'instant où les masques se mettent.

   Il est une puissance sourde à cette pièce. Elle demeure "domestique", cependant, loin de ces affaires de puissants qui agitent, souvent, la tragédie, les Cinna et les Mithridate, et répond alors aux codes du genre tels que le classicisme les définit alors. Mais derrière ces bourgeois et ces gens de ville, aux côtés de leurs valets et de leurs suivants, il y a plus que de la comédie. Il y a effectivement du tragique, ce tragique du spectacle, du déchirement, des affaires intimes qui bousculent davantage que tout ce que le coryphée peut chanter.

   Il y a, finalement, une tristesse ineffable au Misanthrope, et c'est peut-être aussi pour cela que je l'aime autant. Curieuse comédie que voici, où l'on en ressort finalement plus troublé que détendu, plus agité que reposé. Ceci explique alors peut-être son accueil froid d'alors : l'on déteste toujours le balancement, préférant souvent se rabattre sur des certitudes.

   Alceste est un personnage incertain, d'où que l'on se place. C'est cela encore qui me le fait davantage aimer. Mal taillé, mal dégrossi, ours mal léché dans le sens premier de l'expression, je lui ressemble volontiers : et tout comme lui, j'espère, un jour, trouver un endroit écarté où je puisse, d'être homme d'honneur, avoir la liberté.

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