Q: Are We Not Men? A: We Are Devo! (1978, Devo)

Publié le par GouxMathieu

   En matière d'art, j'ai toujours aimé l'avant-garde et l'à-côté, ce qui sort des sentiers battus ; mais en matière de musique, plus qu'ailleurs, c'est la reprise, la refonte et la réécriture qui m'attirent. J'ai déjà eu l'occasion de parler de plusieurs projets de cet ordre ici, mais il est temps d'aborder l'étrange fait génie, Devo.

 

   Éliminons immédiatement ici les questions génériques : expérimental, jazz, nouvelle vague, rock'n roll... Are We Not Men..., premier album "officiel" du groupe Devo ne saurait se réduire à une vague terminologie. Il suffit d'ailleurs de savoir que les producteurs ne sont autres que Brian Eno et David Bowie pour comprendre que toute classification est vaine : ce qui caractérise cette musique, c'est avant toute chose l'absence et le complexe, l'étrange et l'écart. Quelque part, pour comprendre Devo, il faut avant tout aimer la musique : et si on l'aime, on ne peut qu'être troublé par l'existence même de cette formation.

   De la même façon que les Residents, Devo se distingue avant tout par son jeu de scène. Les parodies sont nombreuses, on les aura vus partout : ces costumes anti-radiations jaunes et noires, ces guitares faits de toasters, les batteries de timbales. On ne saurait attribuer, comme d'autres, ce style à une revendication ou à une idée ; plutôt, c'est l'Idée, comme programmatique de leur ambition, celle d'une "désévolution", l'être humain arrivant au bout d'un cycle ne peut que revenir vers une certaine idiotie, et doit comprendre son étrangeté avant d'avancer une nouvelle fois vers, nous l'espérons, un génie prochain.

   On saisira alors toute l'importance de la reprise des Rolling Stones et de "(I can't get no) Satisfaction" par le groupe. Jadis, c'était un cri de révolte envers une société qui étouffait la jeunesse, et que les cols blancs formataient selon leur bon vouloir ; dans cette reprise désarticulée, la chanson devient comme une quête ontologique qui troque sa génération pour un message de plus grande ampleur. Le graffiti devient pensum ; et ce que les gorges chaudes pouvaient considérer, jadis, comme de l'empirisme dégénéré se révèle être, par l'ingéniosité de la composition multiple, une réflexion sur ce qui nous fonde en tant qu'humanité.

   Comme pour faire écho à cette idée, "Mongoloid" de l'afficher plus clairement encore : cet individu, qui "porte un chapeau, a un boulot, ramène du bacon à la maison" n'est autre qu'un "mongoloid", qui a "un chromosome de trop". N'y voyons point là comme une attaque contre telle ou telle maladie, ou l'appel à un eugénisme déplacé : plutôt, considérons un rappel, populaire peut-être, de cette antienne de la nature et de la culture, de l'être et du faire. Si nos actes ne nous définissent point en tant que personne, et si la génétique nous trompe : que nous reste-t-il finalement ?

   Philosophique, Devo ? Peut-être, sans doute, je le crois ; chaque groupe expérimental, et chaque reprise est une occasion de s'interroger sur le bien-fondé d'une identité. Il y a là comme une continuité symbolique : que doit-on garder pour reconnaître l'objet, que peut-on retrancher ou modifier sans pour autant compromettre sa solidité ? En étant peut-être l'un des groupes du genre les plus populaires de son temps, loin de l'expérimental intégral du krautrock ou du progressif réservé aux initiés, Devo aura marqué son époque et demeure, aujourd'hui encore, une pierre de touche pour qui s'intéresse à la musique populaire.

   Il reste cependant, pour celles et ceux qui seraient étonnés, de vrais morceaux de bravoure, plus traditionnels sans doute pour celles et ceux qui douteraient du talent des chanteurs : "Gut Feeling" est l'un des plus beaux morceaux du genre qui ne fut jamais écrit, et il suffit de l'entendre pour ne serait-ce qu'entrevoir tout le génie de la chose. Pour les autres, eh bien... il y a "Jocko Homo".

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