I Have No Mouth, and I Must Scream (1995, Cyberdreams)

Publié le par GouxMathieu

   De la même façon que pour la poésie, ma relation avec la science-fiction est irrégulière et chaotique. Tout me plaît en elle, autant son savoir que son imagination ; mais, finalement, j'en lis, j'en regarde, j'en joue peu. Aussi, quand l'un de ses représentants m'attire à ce point, je ne peux m'empêcher d'en parler.

 

 

   I Have No Mouth, and I Must Scream est un jeu fascinant. Adaptation d'une nouvelle du prolifique auteur américain Harlan Ellison du même nom, elle dérange dès la lecture de son titre. Qui donc prononce cela, pourquoi ne peut-il point crier, quel Dieu l'a privé de bouche ? Donnons la réponse : dans un futur non si lointain, un ordinateur par trop ambitieux devint conscient et choisit alors d'éliminer l'intégralité de l'espèce humaine, intégralité moins cinq personnes sélectionnées pour leur intérêt quant aux jeux mordibes de AM, ladite intelligence artificielle.

   Le voilà contrôler temps et espace, il les rend immortels pour son petit plaisir depuis un siècle à présent. Évidemment, eux de ressentir encore douleur et humiliation : l'un est privé de cœur, au sens premier du terme ; le second, jadis si fier de sa tenue et de sa mine, d'avoir regressé vers le singe et de se déplacer faute de tendons d'Achille à quatre pattes ; une autre de revivre toujours sa phobie de la couleur jaune avec un talent pervers.

   Lorsque le jeu commence, ce jeu se termine et AM est bien décidé de les torturer pour une fois dernière, avant de les libérer. Peut-être.

   IHNM se présente comme un jeu d'aventure du type point'n click, et j'ai déjà parlé ici de mon amour pour ces jeux ; mais à ce canevas déjà éprouvé en 1995, les développeurs de rajouter trois spécifités.

   Tout d'abord, la nécessité de contrôler, au cours de chapitres dédiés, cinq personnages distincts avec leurs propres motivations, leurs propres peurs, leurs propres envies. Celui-ci n'hésitera pas à abattre un chien si AM l'ordonne, celui-là sera terrifié de son ombre ; l'un est sarcastique, l'autre obséquieux ; et ils devront coopérer malgré eux.

   Ensuite, les énigmes, qui sont, comme le veut la tradition, particulièrement ardues, peuvent se résoudre de plusieurs façons distinctes, la plus évidente étant comme souvent nullement la meilleure.

   Enfin, et cela est plus intéressant et unique sans doute, les actions du joueur influencent une sorte de "barre de niveau psychique" représentant l'état de trouble psychologique du personnage. Ils sont certes des jouets, mais ils restent humains, et il ne faut rien pour perdre définitivement la raison. Trop loin, trop tard, et il se peut que l'aventure connaisse une fin prématurée.

   J'aurais sans doute adoré ce jeu à l'époque, alors que je n'avais pas même dix ans ; je l'ai découvert à l'âge adulte, et je l'ai adoré tout du moins. À dire vrai, il a su me faire retomber en enfance, mais non par une sorte de nostalgie mièvre et mal placée, mais plutôt par l'expérience d'une peur, d'une souffrance irrascible et incontrôlée. Soudainement, le noir encore me terrifiait la nuit venue en me rappelant la haine de AM pour l'humanité ; un chien dans la rue me faisait suer, n'allait-il pas brusquement me sauter à la gorge et me dévorer ; un inconnu se montrait très aimable, il voulait sans doute se noyer dans mon sang.

   C'est cette peur primaire, l'absence, le doute, l'insécurité, mais également cette pulsion de mort, comme disent les freudiens, cette envie de se voir impuissant, attaché, puni, déchiqueté, brûlé, de se sentir vivant une fois dernière avant de finalement disparaître dans un râle, ce masochisme fondamental et partagé, à ce qu'on dit, qui me plut.

   Il est quelque chose dans cet univers, dans cette histoire, qui excite, dans le sens premier du terme. Cette rouille, ces morts, cette décrépitude, a quelque chose de profondément érotique sans que je ne puisse réellement m'expliquer. Il y a de ça, d'ailleurs, dans toutes les dystopies, de 1984 à Blade Runner en passant par A Brave New World. L'idée de soumission, peut-être, d'arrêt complet, de respiration contrôlée : la jouissance qui existe malgré ou grâce à la contrainte et qui est d'autant plus forte qu'elle demeure illicite.

   Tout cela, sans doute, pour dire qu'IHNM est un jeu pervers, dans tous les sens du terme : et dans le monde du jeu vidéo cela reste, faut-il le dire, assez rare. Certes, l'on nous demande parfois de torturer et d'être bourreau, et nous tuons assez pour renvoyer Attila à son jardin d'enfants ; mais assister à une véritable perversion, songée, pensée, méditée, préméditée, est sinon unique, du moins improbable.

   Et rien ne m'ôtera de l'esprit qu'il est sans doute malsain d'avouer son amour pour ce jeu.

 

   Pour poursuivre la lecture : l'article de GrosPixels.

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