Idées Noires (1977 - 1983, Franquin)

Publié le par GouxMathieu

   Je sais, pour avoir souvent été en cette position, que nous ne sommes jamais autant géniaux qu'en période de noirceur, de dépression, d'envies suicidaires. Il est là comme un interrupteur secret de l'esprit qui s'active et au moment idoine, et qui ouvre la porte vers un monde inédit. Laissons, comme le faisait jadis Baudelaire, l'opium et les paradis artificiels aux impatients : une rupture, une maladie, un doute inspire davantage, et Franquin de s'en être souvenu.

 

   J'ai parlé de ce grand conteur en filigrane le long de ce blog : je l'ai évoqué ici, en songeant à un employé de bureau sans emploi ; , à propos d'un groom aventureux à qui il donna ses lettres de noblesse ; ailleurs, en pointant la relation entre celui-ci et le propos de cette semaine, mais les Idées Noires sont peut-être l'œuvre la mieux connue du grand public. Du moins, si j'eus à présenter à des amis les uns et les autres, il m'a toujours semblé que ces étranges dessins, si atypiques dans l'histoire de ce créateur, faisaient partie comme d'un fonds commun à toutes et à tous.

   Les Idées Noires sont bien ce qu'elles sont, si l'on me pardonne ce truisme : écrites en pleine dépression de son auteur, elles dépeignent des meurtres, des tortures, des vices, des rapines, des apocalypses dans un dessin encoloré de noir et de blanc. Nul gris, nulle rature : l'encre s'empâtit ou se tisse en cheveux, mais se défend de créer un volume autre que celui produit par le contraste. Comme je le disais encore la semaine dernière, au clair-obscur subtil s'oppose la juxtaposition des formes et l'ensemble se fait diablement efficace.

   Les histoires, et les messages en eux-mêmes, ne connaissent pas davantage la retenue ou le mi-mot. Dans ces années 1970 que Reiser dépeignait tellement, dans ce culte de la consommation, de la publicité, de la technologie toute puissante au sortir des "trente glorieuses", l'Homme doit disparaître. Il ne doit pas s'effacer ou revenir vers la nature, créer une utopie comme le voulait Gaston, non : il lui faut mourir parfaitement, être écrasé par les volutes des champignons atomiques, sous des tombereaux d'excréments, être dévoré par les loups ou les oiseaux devenus anthropophages, être épluché et désossé par les machines de mort qu'il a lui-même construites.

   Cette série de bandes dessinées, née dans le Trombone illustrée et poursuivie dans Fluide Glacial, est d'une obscurité parfaite et, pour reprendre ce mot de Gotlib, volé encore à Sacha Guitry, le noir qui se fait lorsqu'on ferme les yeux après une lecture de Franquin est encore de lui. Et si l'on trouve encore et toujours ici les vieilles marottes de l'auteur, l'anti-militarisme, l'écologie, l'humanisme, on les observe précisément dans l'ombre, au nadir et non au zénith. Spirou et Gaston éclairent par leur bienveillance ce monde absurde et construisent une alternative : les Idées Noires, dissimulées sous un caillou ou une souche, goguenardes, ne voient pas les arbres qui sont plantés et qui recouvrent les cratères, mais les charniers, les cadavres, la purulence qui les abritent encore. 

   "Cornegidouille ! Nous n'aurons point tout démoli si nous ne démolissons même les ruines !" s'exclamait le père Ubu dans Ubu enchaîné. Nous en sommes là : un autre monde est possible, certes, mais il faudra d'abord que celui-ci se débarasse de la peste humaine qui le dévore jusqu'au trognon.

   Le plaisir que nous pouvons ressentir à la lecture de ces planches n'est, finalement, pas si éloigné de celui que je décrivais dans I Have No Mouth and I Must Scream : c'est une perversion, une démangeaison qui part des reins et qui remonte, langoureusement, jusqu'à la nuque avant de se perdre dans notre chevelure. C'est ce dérangeant, c'est comprendre que nous observons un monde, un univers, un endroit, qui nous repousse absolument, qui ne nous accepte pas même comme témoins silencieux et débonnaires. Les Idées Noires détestent l'Homme, et elles nous détestent : si elles le pouvaient, elles nous détruiraient parfaitement. Et elles ne le feraient pas comme pourraient le faire, mettons, des tigres affamés ou des gorilles coléreux : ce serait une éradication pensée, choisie, absolue et délectable même. Le bourreau bande sous sa bure, le tortionnaire jouit de vos souffrances : Pasolini serait fier.

   C'est alors précisément parce que ces planches nous détestent qu'il nous faut les lire. De la même façon que Paul Nizan, dans Les Chiens de garde, se doit d'être lu parce qu'il est désagréable, les Idées Noires ne cherchent pas à nous plaire, elles ne cherchent pas à se faire aimer. Dévorantes, nihilistes par endroit, mesquines, vilaines, elles ne cherchent pas même, comme cet autre bouffon shakespearien, comme ce groupe de rock expérimental ou le "Gros Dégueulasse" de Reiser, à nous donner une leçon. 

    Cette voix, cette seule voix que l'on entend alors, n'est pas une voix de deuil ou de déprime comme on pourrait le croire. Les "Idées Noires" ne sont pas celles de Franquin ou, plutôt, elles ont su s'émanciper, devenir des monstres incroyables et méchants. Elles ne crient point "Nous voulons mourir" mais bien "Nous voulons vous voir mourir". "Frappe, frappe et tue, haro !" disent-elles encore. Et que le Seigneur me pardonne ou, plutôt, qu'il m'en remercie, mais le cilice est bon à ma cuisse et le verre pilé râpe mélodieusement ma gorge : et si mon sang se fait noir, l'encre devient rouge.

    Lisons les Idées Noires. Revenons-y souvent. Horrifions-nous de ses morts, de ses mutilations, de ses putréfactions. Abjectons-nous devant son déraisonnable et sa facilité sans compromissions, sans lumière. Connaissons le pire, et aimons-le davantage.

   Et, peut-être, tandis que nous saurons tout le mal qu'on peut nous souhaiter, voudrons-nous alors nous orienter du côté du bien.

 

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