Another World (1991, Éric Chahi)

Publié le par GouxMathieu

   Du jeu vidéo, je suis plus volontiers amateur du versant "ludique" que du versant "cinématographique". Ce n'est pas à dire que je n'apprécie pas une scénographie élaborée, mais lorsqu'elle prend le pas sur le plaisir du contrôle, je ne peux qu'être déçu. Another World, ce me semble, évite brillamment cet écueil.

 

   Je ne saurais me rappeler précisément où et quand je découvris Another World. Je me souviens avoir connu Flashback jadis, dans un certain magazine, qui reprend grossièrement la même idée, mais le sans concours d'Éric Chahi ; et Heart of Darkness, le successeur spirituel de ce jeu, avait eu une promotion des plus grandiloquentes. Je présume alors que c'est en revenant sur l'histoire de ce dernier titre que j'appris l'existence d'Another World, que je me souviens avoir connu jadis par l'intermédiaire de son adaptation, assez bien fourbie, sur Super Nintendo.

   J'avais une petite connaissance de ce type de platformer, j'avais épuré Abe's Oddyssey en long et en large à l'époque ; j'avais déjà essayé Prince of Persia par mon exploration méthodique des romsets d'alors ; aussi, j'avançais dans Another World en terrain connu malgré l'étrangeté et le bizarre de cette planète, de cette dimension, que l'on me proposait d'explorer.

   Ce qui caractérise, ce me semble, le plus ce jeu ici, c'est son austérité, son absence de distraction. Au contraire d'autres titres jouant sur l'étrange et le dérangeant, mettons, Shadow of the Beast, point de menu ici, point de points de vie ou de chronomètres : tout est fait pour singer autant que faire se peut le cinéma, élément qui aujourd'hui semble commun mais qui, en son temps, avait fortement impressionné et les joueurs, et la critique.

   Sans doute, puisqu'il faut l'indiquer, et dans la lignée de ce que j'avais pu dire pour Little Big Adventure, il y a ici un peu de "french touch", un peu de cette façon de construire organiquement l'univers bien différemment des sociétés américaines ou japonaises. Mais tandis que LBA choisissait la voie de la luxuriance, Another World agit par retrait, par soustraction : aucun dialogue, ou alors une sorte de langage extraterrestre qui ne sera jamais décrypté ; aucune forme bien reconnaissable, des animaux n'empruntant aux nôtres qu'une apparence lointaine, des couleurs inédites.

   Il y a cette force, dans Another World, que sans doute seul le jeu vidéo peut offrir, de construire un propos, une narration, une continuité, en ne disant quasiment rien. Il ne s'agit pas de dissimulation, mais d'incompréhension : tout est devant nous, mais comme nous n'avons aucun repère, difficile pour nous de comprendre précisément tout ce qui se déroule ici. Ceci, doublé de cette maniabilité si particulière, rigide, lente, exigeante, nous plonge dans une sorte de bizarrerie, de cauchemar dont on ne se réveille jamais totalement.

   Il y a également comme une poésie particulière ici, à découvrir cette perle du passé, que même la récente édition célébrant le quinzième anniversaire du jeu, ne parvient pas à corrompre. Il y a cet esprit particulier, cette distance comme lorsque nous parcourons les chroniques du temps, une fable antique, un roman de l'époque classique, quelque chose d'à la fois familier mais, aussi, d'incroyablement lointain. Another World, pour moi, d'être alors comme cette étoile : sa lumière nous parvient miraculeusement, mais on sait que sa source nous sera, à jamais inaccessible.

   

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