Gaston Lagaffe (1963 - 1999, André Franquin)

Publié le par GouxMathieu

 Il y a des noms qui traversent les âges de la bande dessinée. René Goscinny, Hergé, Marcel Gotlib. Et il y a des noms qui sont à jamais gravés dans le marbre. André Franquin est de ceux-là, sans aucun doute. J'ai déjà évoqué de loin son travail sur la série des Spirou et Fantasio, que son génie a marqué d'un trait indélibile ; mais ce serait là restreindre tout son talent à une seule et unique série dans laquelle, de son propre aveu, il se sentait un tantinet "à l'étroit".

 

  Rappelons ici que le personnage n'était pas le sien, même s'il a enrichi l'univers de nombre de protagonistes ; dès lors, il est naturel de se pencher à présent sur le héros, ou plutôt l'anti-héros, qu'il inventa avec l'aide facétieuse de Jijé, son compagnon de jamais : l'inénarrable Gaston Lagaffe.

  L'histoire de Gaston Lagaffe est connue de tous. Personnage "soupape", crée par Franquin précisément pour s'extraire du carcan coercitif du groom aventurier, il n'était au départ qu'un "doodle" dans les marges du magazine Spirou, à l'identité longtemps cachée et au rôle étrange. Trente ans après son apparition, les mystères de sa venue demeurent : quelqu'un, "un gars", lui a demandé si cela lui plaisait de venir travailler pour Spirou. Il a accepté. Seulement voilà : impossible de le caler où que ce soit. Il ne peut être aux côtés de Buck Danny ou de Natacha, et sa présence dans Lucky Luke serait incongrue. Devenu par la force des choses un "héros sans-emploi", la rédaction de Spirou avait décidé de lui confier quelques tâches mineures, remplir des encriers ou faire des photocopies. Dans un autre temps, et dans une autre société, il serait un stagiaire.

  Bien entendu, ces petits rôles ne lui plaisent guère. Son goût pour l'invention, l'électronique et la chimie le pousse à expérimenter et à produire, bien malgré lui souvent, des catastrophes en série : et voici Gaston devenir "Gaston Lagaffe, Gaston-le-gars-qui-gaffe" dont l'énergie de la jeunesse, face surtout à un Fantasio qui s'est assagi avec les responsabilités, crée plus de mouvements que de monotonie dans une rédaction qui semble parfois perdre de vue qu'elle travaille pour un magazine dédié à la jeunesse, et non pas pour quelque canard politique ou scientifique.

  On a écrit beaucoup de choses sur Gaston Lagaffe, et ses faits d'armes sont connus : intrusion de flipper ou de moto dans les bureaux, explosions provoquées par les mélanges hasardeux de produits chimiques, le personnage gagnera au fur et à mesure de la consistance. Benêt splendide à ses débuts, il deviendra bientôt un "Duduche" en second, double du fameux personnage de Cabu, un peu plus âgé mais animé des mêmes préoccupations, écologiques surtout ; je pense sincèrement qu'il fait partie des premiers personnages de fiction, et ce tout art confondu, à avoir introduit ce concept dans nos modernes esprits. Ce n'est pourtant pas, me concernant, ce que je retiendrai concernant cet employé de bureau.

  Je lis la bande dessinée depuis mon enfance, et l'on peut même dire que j'ai appris à lire en déchiffrant ses bulles. Et si mon cœur d'enfant, ainsi que mon cœur d'adulte qui ne sont, finalement, qu'une seule et même chose, se plaisent à lire ces historiettes, c'est surtout pour le personnage de Gaston Lagaffe en lui-même et non ses actions. J'apprécie bien entendu sa révolte permanente contre l'ordre et l'autorité qu'incarne Longtarin le policier ; j'apprécie ses préoccupations écologiques et pacifistes ; j'apprécie son ingéniosité qui le conduit à inventer des "gadgets" et des accessoires divers, bref, son amour pour les "bidules" comme il les désigne souvent lui-même ; mais au-delà de tout cela, j'aime sa gentillesse, sa naïveté, sa clairvoyance portée sur le monde qui l'entoure.

  Gaston semble être un "passant considérable", un homme qui n'aurait jamais été influencé par le monde l'entourant, même si on le voit parfois s'émerveiller (mais n'était-on pas encore dans les trente glorieuses ?) de la société de consommation. Il porte sur tout un regard émerveillé d'enfant venant de naître et crée ce qu'il voit par le simple fait de poser ses yeux dessus.

  Gaston Lagaffe est un idéaliste, et dans le bon sens du terme. Aujourd'hui, le mot tend à devenir presque une insulte, dans tous les cas synonyme de "déconnecté de la réalité". Mais chez lui, le rêve est une institution.

  Malgré la menace nucléaire, malgré la pollution et les dictatures, Gaston n'est jamais déprimé et même, agit, se démène, manifeste, conteste. Dans ses Idées noires, Franquin déversait toute sa mélancolie et son pessimisme ; dans Gaston Lagaffe, il construit, pas à pas, une utopie, parfois simplement faite de paroles, mais incroyablement puissante.

  Quelque part, je pense que Gaston Lagaffe a su incarner, mieux que quiconque, le principe du "un monde meilleur est possible" et ce bien avant les José Bové et les Chomsky.

  Et la magie de Gaston, c'est que, quelque part, on y croit nous aussi.

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