Black Mirror (2011 - en cours, Charlie Brooker)

Publié le par GouxMathieu

   J'ai toujours aimé, en télévision, le principe de l'anthologie. J'avais évoqué jadis la Quatrième Dimension, et son importance magistrale pour la télévision en tant qu'art : Black Mirror, que j'ai découvert récemment, n'aura peut-être pas une influence aussi colossale certes, mais il est sans doute ce que je puis connaître de contemporain qui s'en approche le plus.

 

   Du principe, rien de changé ou presque vis-à-vis de son ancêtre : des histoires fantastiques et de science-fiction d'une heure, tout au plus, sans rien de commun d'intrigue en intrigue, univers, moment, personnages, lieux. Tout au plus, l'on remarquera que les problématiques sont bien plus orientées ici, plus politiques sans pour autant verser dans le moralisateur ou le religieux. The Twilight Zone était volontiers le produit de son temps, et considérait que notre avenir causerait certainement notre perte ; Black Mirror, ici, ne considère pas nécessairement que les technologies nous détruiront mais, plutôt, qu'elles créeront de nouvelles règles éthiques avec lesquelles nous devrons composer.

   L'écran, en ce sens, est une thématique majeure de ces six épisodes - bientôt davantage - et les interprétations multiples que l'on peut en faire nourriront les réflexions des uns, et des autres. La Quatrième Dimension était obnubilé par les miroirs et la thématique du double, je l'avais rappelé : elle s'effrayait de ce qui a notre apparence mais est un autre nous-mêmes, aux ambitions et aux rêves distincts et dangereux. On se souviendra du climat de guerre froide, des récits de science-fiction aux envahisseurs belliqueux et de la menace nucléaire ; mais Black Mirror va au-delà de cela.

   Il y a, pour ainsi dire, un écran passif et un écran actif dans cette série, ce qui n'est pas sans rappeler ces théories du spectateur dont la pulsion scopique, aussi immobile paraisse-t-elle, participe comme de juste à l'interprétation de ce qui se joue devant ses yeux. Les épisodes, tout d'abord, de nous présenter le premier type d'écran, son aliénation, notre mesmérisme volontaire et l'impossibilité de s'en détacher, sous peine des pires punitions : mais la litanie est connue et peu originale, tous les auteurs ont un jour eu à étudier cela, d'Asimov à Huxley jusqu'à Orwell et les autres. Tout au plus s'émerveillera-t-on de l'ingéniosité des situations et les nombreuses formes que peuvent prendre ces écrans, sur un téléphone, un mur entier ou dans nos yeux mêmes, mais c'est bien ailleurs que mon regard, pour ainsi dire, se porte.

   Car les personnages ne sont pas immobiles devant ce buffet visuel. Ils essaient de tricher, manipulent les informations et les réécrivent ; ils les explorent encore, en testent toutes les possibilités ; ils les contestent enfin, avec la fougue du désespoir ou la croyance naïve de la révolution, et en font les armes d'un siècle nouveau qui doit se construire avec une identité qu'on nous dit perdue, et qui n'a sans doute jamais réellement existé.

   Malheureusement, il est autre chose que Black Mirror reprit de la zone crépusculaire : le pessimisme forcené de ses situations finales. Car malgré les efforts, les ingéniosités, les sacrifices et les abnégations, il n'y aura rien en retour et aucune récompense surtout. L'obscurité pourra être un peu moins sombre, mais la lumière sera encore étouffée ; la popularité sera un peu plus grande, mais l'amitié et l'amour seront perdus ; la conscience sera apaisée, mais il faudra commettre un crime digne du livre de l'Exode pour racheter les âmes perdues en route.

   C'est là encore, à ce que je crois, que la distinction avec la Quatrième Dimension se fait la plus grande. Dans cette dernière série, le pessimisme était l'occasion de délivrer un ultime message, moral souvent, et l'on ne se départait point de l'esprit des exempla qui prétendent édifier en terrifiant, ou de la tragédie classique peut-être, qui élève par la crainte. Dans Black Mirror, la chute ne vient pas réellement en retournement d'une situation étrange, mais en continuité de celle-ci. Nous ne sommes pas dans le général, mais dans l'intime et le particulier : et ces histoires n'ont de force que d'individus, tant on pourrait aisément les croire se reproduire dans les avenirs potentiels des mondes créés.

   La série de Rod Serling avait des accents d'apocalypse, je parlais d'exemplum plus haut et on peut sans doute aller plus loin encore, et voir son hôte comme l'un de ces prédicateurs qui, du haut de leur chaire, tendent un doigt inquisiteur vers les pauvres ouailles qui ont repris deux fois du chocolat au dîner, et qui par leur faute déclencheront un torrent de feu et de pierres sur les terres civilisées. Black Mirror a en revanche le costume cintré d'un sociologue, d'un économiste hétérodoxe voire d'un biologiste blousé et blanchi, et ce n'est pas un hasard si l'un des épisodes, on verra lequel, rappelle étrangement La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet. C'est, comme dans celle-ci, une fable des faits et des proportions, dans cette ère de la "post-vérité" comme on l'entend dire encore, épidictique et froide. 

   La série se trompe parfois, ou méprend les faits pour ses envies, ou envisage un avenir plus sombre encore que nos projections les plus pessimistes. Elle tombe souvent juste pourtant : et sa façon, sans tendresse mais sans mandarinades surtout, de nous convaincre que si l'on ne saurait éviter ces uchronies probables, l'on peut, au mieux, s'interroger sur les portées éthiques de nos gestes et survivre, à défaut de vivre, dans un monde aux contours sans cesse redessinés, même pour les impétrants.

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