The Beginner's Guide (2015, Davey Wreden)

Publié le par GouxMathieu

   Le jeu vidéo est un média suffisamment mature pour, à présent, se risquer entièrement à l'interprétation et oublier, ou du moins réduire à leur portion congrue, les mécaniques de gameplay en eux-mêmes. The Beginner's Guide est en ce sens un jeu intéressant, qui réussit là où certains, pourtant non dénués de qualités, ont échoué.

 

   Je suis toujours attentif aux œuvres qui sortent volontairement des horizons d'attentes habituels, que ce soit sur leur fond ou leur forme : et peut-être à cause de leur interactivité première, peut-être parce que nous n'imaginons pas ici, contrairement à la musique, à la littérature ou au cinéma, des choses surprenantes, je trouve l'expérience beaucoup plus forte, et souvent beaucoup plus intrigante. J'ai parlé à de nombreuses reprises de ces jeux marginaux, c'est-à-dire, réellement, "en marge" de tout : là, Bientôt l'Été ou Zero Time Dilemma ; ailleurs, The Path ou Mother 3 ; ici, Braid ou Phantasmagoria. Tous ces jeux sont de qualité variable, disons-le : mais tous sont une tentative vers la distorsion des codes habituels du média.   

   Néanmoins, et à l'exception notable de Bientôt l'été qui, à mon sens, échoue à être et un bon jeu, et un jeu expérimental, chacun de ces exemples reste concentré sur son propos et l'exploration de ses mécanismes. Pour ainsi dire, c'est là une expérimentation locale, discrète, et non charpentant l'ensemble du propos. The Beginner's Guide, même s'il utilise une astuce narrative des plus classiques, est à ma connaissance la première grande expérimentation du genre ce qui en fait, quel que soit le regard que nous pourrions porter sur lui, une étape marquante de l'histoire du jeu vidéo.

   La première difficulté à laquelle nous sommes confrontés, c'est bien celle de l'étiquetage générique. Formellement, The Beginner's Guide est un jeu en vue à la première personne. Il rappelle cependant davantage des séquences non-belliqueuses à l'instar de l'introduction de Half-Life², des explorations de Portal ou, encore, The Stanley Parable, de Davey Wreden, qui peut être considéré comme un brouillon, ou un essai du jeu dont nous parlons ce jour. Ce premier est moins accompli cependant ou, plutôt, plus parodique dans son approche et davantage orienté vers les codes du média lui-même et non pas, comme là, vers la construction d'un double réseau d'individualités complexes qui n'est pas sans me faire penser, à ce que je crois et toutes proportions égales par ailleurs, à certains romans de Dostoïevski, par exemple.

   Le fond du jeu, venons-en à présent, emprunte davantage au roman interactif ou, si l'on peut dire, à la visual novel, c'est-à-dire que le joueur traverse différentes saynètes, opère certains choix et prend certaines décisions qui influenceront notablement l'issue de l'aventure. Une différence majeure se doit d'être soulignée : si, dans The Beginner's Guide, ce sont parfois les actions du joueur qui font avancer l'intrigue, la majorité de l'intrigue se déroule, pour ainsi dire, sans notre participation. Tout au plus demande-t-on d'avancer dans un couloir : mais ce geste, réduit à sa plus simple expression, n'est en lui-même point différent du bouton que l'on demande de presser pour faire défiler une ligne de texte. C'est là également l'une des grandes particularités du jeu : tandis que les autres représentants du média sont construits sur un principe de renforcement (ou d'empowerment, le terme anglais me semblant particulièrement à propos et sans réel équivalent français), les pouvoirs de nos avatars allant augmentant avec le temps, The Beginner's Guide est construit sur une débilitation, un affaiblissement programmé. Ce n'est certes pas la première fois que nous voyons cela : mais ceci, associé à l'approche narrative de l'ensemble, ne peut qu'attirer l'œil.

   Revenons peut-être davantage à l'intrigue. The Beginner's Guide nous est présenté par le développeur lui-même, Davey Wreden, qui nous fait voyager dans les projets d'un autre développeur indépendant, pseunommé "Coda". À l'origine, Coda ne modifie que quelques cartes de Counter-Strike, modélise, hâtivement, une série de couloirs d'une station stellaire pour un jeu d'action, mais au fur et à mesure du temps, ses projets deviendront plus intimes, plus étranges, plus cryptiques : et Wreden de nous entraîner dans sa quête de compréhension, en espérant qu'un regard extérieur trouve les clés qui lui manquent cruellement.

   À la sortie du jeu, les critiques se sont, pour leur grande majorité, demandées si Coda existait, si Wreden avait volé son travail : c'est à ce genre de choses que l'on comprend que la culture de ces auteurs est perfectible, et qu'ils ne sont pas, pour la plupart, équipés théoriquement pour aborder ce genre de titre. N'importe quel lecteur, n'importe quel cinéphile saura bien, quant à lui, que cette question est triviale, sans importance, inintéressante. Non que les généticiens ne remontent point aux origines secrètes des choses, et aux inspirations, dans tel roman ou telle épopée, de ce certain personnage, mais ils savent surtout - nous savons surtout - que cet être de papier, quelle que soit son histoire, est purement fictionnel puisqu'il appartient, précisément à une mise en fiction. Se demander ici si Coda existe, c'est se demander si cet arbre, que l'on voit à l'écran, peut faire mûrir des pommes dans notre jardin.

   Il n'est donc pas étonnant de lire que The Beginner's Guide ait été mal reçu, et non à cause de ses défauts, réels : mais plutôt parce que les joueurs n'ont pas su comprendre ce à quoi ils assistaient. On raconte qu'il y a eu cela, jadis, lors de la première de Star Wars ou parmi les premiers lecteurs de La Jalousie ; mais contrairement à ce qui se passe d'ordinaire, là, ni le public, ni les critiques ne révisèrent leur jugement. N'y aurait-il rien à sauver, sinon qu'une idée, et ne faut-il donc espérer qu'un autre jeu vienne réellement accomplir et faire fleurir les germes ?

   Il y a peut-être de cela, oui, sans doute. En réalité, l'erreur ou, du moins, le reproche que je puis faire à ce jeu, c'est encore sa résolution. Non qu'elle soit mauvaise, elle est correctement conduite et agréable, mais elle existe, tout simplement. Je ne sais pourquoi, mais je m'étais attendu, il est vrai, à quelque chose de plus mystérieux, de moins définitif, de plus ouvert à l'interprétation et à la curiosité. Peut-être cela aurait-il été trop "classique", quelque part ; mais peut-être aussi est-ce la seule concession faite aux joueurs, pour ne pas les perturber davantage. Qu'on se le dise cependant : je ne pense pas que le jeu prévaut pour son final. Il y a un peu ici de ces proverbes asiatiques, qui parlent du chemin et de l'expérience : The Beginner's Guide a de cela, sans qu'on ne sache encore quelle sera sa postérité réelle.

 

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