Don Quichotte de la Manche (1605/1615, Cervantes)

Publié le par GouxMathieu

   Il m'arrive ces jours-ci la pire des choses, même, la pire des choses qui puissent arriver à quiconque : je commence à prendre place dans ce monde. Petit à petit, irrémédiablement cependant, ce dernier fait sens, je nomme les choses et elles deviennent vraies. C'est une malédiction ; malédiction glorieuse néanmoins, car elle permet de colorer l'un des romans les plus puissants de l'histoire en une nouvelle tragédie.

 

   J'avais déjà cité Jean Yanne, jadis, à propos du Cid et des classiques que tout un chacun connaît, mais que nul ne veut lire. J'ai comme cette impression d'avoir toujours connu le Quichotte, comme une ritournelle ou un leitmotiv profondément enfoui derrière mes yeux. Cette histoire de parodie et de moulins devenus géants, de plat à barbe et de mulets, d'algarades et de dulcinées, qui semble davantage composée d'épisodes que de structures et qui pourtant raconte une seule et même chose, voici quelque chose que l'on connaît. Dans la langue courante, encore, le roman d'avoir laissé sa trace ; comme cette pièce de Corneille, c'est aussi à cela que l'on reconnaît le génie.

   Un lecteur expert, du moins qui l'aura étudié, vous racontera son importance historique, la création du modernisme qu'il incarne, sa parodie réfléchie et sa satire sociale ; il vous contera encore comment ce prologue, qui met en scène l'auteur lui-même, est d'un remarquable génie qui influencera jusqu'à la Littérature contemporaine, des quelque quatre-cents ans auparavant ; ma partie rajoutera même cette histoire de la première traduction française qui eut une influence considérable et qui rajoute, me concernant, au charme de l'ensemble.

   Et puis, récemment : l'on peut passer des années devant une même boutique, la sachant et la reconnaissant mais la considérant un jour et apercevant ses nombreuses couleurs et nuances. Je m'en rends compte à présent : je n'avais fait que survoler le Quichotte sans jamais le comprendre réellement. Je me pardonne : je n'étais tout simplement pas assez vieux. Cela m'était arrivé jadis, avec Vigny ; je n'étais pas alors disposé à comprendre ce qui se passait dans ce roman. Toute cette expertise dont je parlais, toutes ces références occultaient finalement l'essentiel : l'histoire du roman.

   Don Quichotte est un hidalgo sans gloire ni richesse, qui s'enfuma l'esprit de romans de chevalerie. Il part alors à l'aventure, ramasse sur le chemin un impressionnable paysan et vit, ou tente de vivre des aventures à l'image de ses héros de papier. Voit-on alors ce que fait cet anti-héros ? À une réalité morose, il substitue une vérité idéale. On dira qu'il est fou, halluciné, monomaniaque, oui, bien entendu ; mais quelque part, et à présent, je ne peux m'empêcher de le croire intensément sage.

   Il ne faut pas prendre cela comme une sorte de renversement des valeurs, comme un twist qui viendrait brutalement changer notre regard sur l'œuvre entière. Je pense sincèrement que c'est là la vérité, la justesse de ma lecture, que j'avais toujours lu le roman ainsi mais qu'habitué à entendre ce son, je l'avais ignoré des années durant. Il aura fallu me déciller, que je me mette à comprendre comment fonctionne la société de travail, que je me brosse les dents, que je m'habille, pour être moins un enfant, qui ne sont jamais que des fous en miniature, et davantage un adulte.

   "L'âge d'homme" est à ma porte, je l'entends frapper. Je devrai lui ouvrir tôt ou tard, car ainsi sont les choses. Peut-être suis-je influencé par ce monde et cette société, l'esprit fort que je pensais cultiver n'existant point ; peut-être ai-je été contaminé, converti par les ors de la consommation, de l'ordre et de l'autorité ; peut-être ai-je toujours voulu cela. J'ai souvent été, plus jeune, à l'écart, en marge, à côté de, Quichotte sans le savoir, chevalier d'un temps que je n'ai jamais connu, sauveur de prisonniers plus libres que le vent. Pendant longtemps, j'attendais la normalité, je l'espérais ; et par une ironie que l'on connaîtra bien, une fois obtenue, la voilà devenir l'ennemie.

   Don Quichotte n'est pas un fou. c'est un être divin. Sa vie devient roman, la réalité s'efface devant la vérité et les moulins deviennent des géants. Ce sont des métaphores, et ce sont des parodies : mais dire cela, c'est s'ancrer les deux pieds dans le sol de l'existence et considérer tout ce qui nous entoure comme une distraction, un loisir nous éloignant des choses sérieuses que d'autres auront défini pour nous. 

   Cet hidalgo a un courage que je lui envie et qui devient volontiers un objectif à atteindre : il accepte de tout comprendre comme vrai et véritable. Ce sont des géants, ce sont des monstres légendaires, ce sont des chevaliers sublimes d'or, d'argent et de porphyre. J'ai cette impression marquante en relisant que cette folie n'est que soi-disante, et que c'est le narrateur, Cervantès qui nous trompe. Il nous dit : "Quichotte imagine ceci, Quichotte voit cela", et effectivement de parler à Sancho Pança et de l'amener à voir ceci ou cela ; mais est-il réellement dupe ? Je me surprends à douter.

   Que l'on revienne à ce prologue dont je parlais : l'auteur évoque avec un ami fantasque la façon dont il pourrait avoir du succès, et ce qu'il doit écrire pour plaire. Quichotte serait-il à l'image de ces acteurs qui dépeignent tant et si bien les méchants qu'ils en reçoivent des lettres de menace, et aurait-il si bien joué la folie qu'il nous serait impossible de le croire autrement ? 

   Tandis que le monde autour de moi s'articule, plutôt, que je deviens comme une brique de jeu de construction dans une architecture que je n'ai jamais voulue, l'image du Don Quichotte devant mes yeux devient à la fois plus vivante et plus triste, plus belle et plus étrange. Elle m'échappe alors que je crois la saisir, elle est comme ce fruit que Tantale ne parvient jamais à attraper. Ce n'est sans doute pas mon but, c'est peut-être sans doute ce que je dois faire. Des années plus tard, il y a encore là un mystère que je dois découvrir avant même d'espérer le résoudre.

  

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