Fargo (1996, Joel & Ethan Coen)

Publié le par GouxMathieu

   En matière d'art, j'ai élaboré avec le temps deux principes fondamentaux auxquels je tiens particulièrement. Premièrement : le quotidien est d'un ennui prodigieux, et on ne devrait jamais en parler sans le sublimer. Deuxièmement : l'exceptionnel est tout aussi ennuyeux, si ce n'est lorsqu'il devient ordinaire.

 

   On comprendra aisément là où je veux en venir avec ma première idée : dans le grand ensemble des choses, nos actions routinières ne révèlent rien du monde et des Hommes. Mais qu'une promenade champestre dévoile une charogne magnifique ; qu'un rêve d'Ondine nous rapproche du roi des Aulnes ; qu'une folie monomaniaque fasse prendre les moulins pour des géants, et nous voilà dans le grand et le beau. La seconde étonne peut-être davantage, mais j'ai la conviction qu'un univers qui ne nous dépeindrait qu'une immense aventure sans jamais souffler ni réfléchir échouerait tout autant. Du silence, du repos, du calme : Luke Skywalker doit contempler les étoiles et se sentir fini devant l'infini ; les Saiyans, tout destructeurs soient-ils, caressent les cheveux de leurs aimées ou jouent avec leurs enfants.

   Les frères Coen, sans doute, d'illustrer au mieux cette idée ; et chacun de leurs films auraient pu servir à cette démonstration. Je m'arrête ici sur Fargo, redécouvert indirectement par l'incroyable série télévisée sortie récemment. De ce que je puis connaître, je le considère comme leur plus grand chef d'œuvre : désolé, The Dude, désolé, Larry, mais je ne reviendrai pas là-dessus.

   C'est pourtant en m'appuyant sur la comparaison avec ces derniers que je compris tout le sel de cette histoire de meurtre et de vendeur de voitures. Je me souviens, après avoir vu A Serious Man au cinéma, en avoir longuement parlé avec un ami qui venait de le découvrir de même. Lors de la projection, j'avais souri, certes ; mais pas d'éclats de rire ou d'hystérie incontrolâble. Lui de même ; mais étrangement, plus nous revenions sur le film et ses scènes, plus nous en riions. Quelle bizarrerie que voilà ! En y songeant encore, je compris quelque chose de nécessaire : les films des frères Coen sont des tragédies quotidiennes dans lesquelles nous ne sommes point spectateurs, mais acteurs.

   Exceptionnellement, je renvoie ici à une vidéo faite par un sachant du cinéma qui nous explique, brillamment du reste, que la façon de tourner des réalisateurs nous permettait d'être au cœur de leurs dilemmes et de partager leurs émotions au mieux. Dans le sens étymologique du terme, nous sympathisons avec eux ; et comme ce sont là des drames, comme ils meurent et souffrent, nous souffrons et mourons avec eux. Comment rire à ce moment-là ? Ce n'est qu'après, lorsque les souvenirs deviennent, puisque c'est leur rôle, bons et agréables, que nous pouvons nous en amuser.

   Il y a peu encore, sur un des forums que je fréquente avec grand intérêt, un des membres ne goûtant guère cette façon de faire se voulut piquant mais offrit la meilleure des descriptions de Fargo : "deux flics enquêtant sur une affaire de meurtre mangent des gaufres". Précisément, et rien de plus : oublions ces caricatures de policiers de cinéma qui dorment mal et peu, avalent du café par décalitres et ont la barbe drue. Ici, le personnage principal, enceinte, s'occupe avec amour d'un mari peu assuré et rêve à la couleur de la chambre de son futur poupon ; là, ce vendeur ridicule fait kidnapper sa femme presque sans le vouloir et demeure un veule butor ; ces hommes de main pensent jouer aux durs, mais sont davantage concernés par la couleur de leur cocktail que par la mission qu'ils doivent remplir.

   On pensera sans doute avec raison que sans Pulp Fiction, et sans Tarantino en général, les films des frères Coen n'auraient jamais existé. Peut-être bien, du moins la filiation semble évidente : mais alors que ces scènes tirées du quotidien sont construites, chez ce dernier, pour détonner et créer du volume par contraste, comme un clair-obscur qui, par une juxtaposition que j'aime beaucoup pourtant, renforce chaque partie, les frères Coen choisissent plutôt l'inclusion, l'innutrition, la continuité. Ces scènes légères n'étonnent pas, elles sont parfaitement attendues. C'est la voie montaignienne de la médiocrité quelque part : le grand côtoie le petit, et le grand est grand parce qu'il est, non parce qu'une échelle de valeurs quelconque nous le fit voir.

   C'est là, je présume, que vient l'étrange, l'inquiétant et le dérangeant dans ces films, dans celui-ci en parciulier : le sang rouge qui vient éclater la blanche neige étonne, mais l'on se concentre sur le café que boivent les officiers ; ce corps que l'on déchiquette dans une broyeuse rend un bruit d'os brisé, mais cela n'empêchera guère l'écureuil de courir sur la branche. Le fait divers n'est ni une manchette consacrée, ni un gros titre, mais un détail de cette peinture plus grande. Je parlais de clair-obscur pour Tarantino : j'évoquerais peut-être ici davantage les vanités, ces cartes à jouer qui jonchent les planchers des tabagies ou le crâne que l'on trouve, à moitié enseveli par les manuscrits, sur le bureau du diplomate.

   Voilà le quotidien sublimé, et voilà l'exceptionnel ordinaire. Fargo laisse une étrange impression à sa sortie, comme si notre œil avait récupéré, chemin faisant, cet élément invisible ou presque et que des heures plus tard, nous le comprenions enfin. Il est des films qui demandent à être vus souvent pour tout saisir et tout avoir et il en est, comme ce dernier, qui nous donne tout d'abord, sans tricher : et c'est le temps qui permet enfin de comprendre. Le cinéma, comme la musique, est un art du temps, du silence, de l'attente mais aussi, par l'impression qu'il nous laisse, du commentaire. Les personnages des Coen, souvent, sont de peu de mots, cela fonde leur style dit-on : c'est surtout, je crois, que leurs paroles seraient inaudibles tant le brouhaha de nos têtes est fort.

      

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