Manon Lescaut (1731, l'Abbé Prévost)

Publié le par GouxMathieu

   J'ai déjà eu l'occasion de le dire, ici et ailleurs sans doute : mais de toutes les périodes historiques de la littérature française, c'est encore du dix-huitième siècle que je me sens le moins proche. Certes, Manon Lescaut, entre quelques autres, fait figure d'exception ; mais il m'a surtout permis de comprendre ce que je n'aimais point dans cette période de l'écriture.

 

 

   Je parle bien ici de littérature, non de philosophie ou de pensée, quand bien même ces deux pôles de l'activité humaine seraient-ils sévèrement solidaires. Tout est toujours question d'équilibre : lorsque Voltaire écrit Zadig, sans doute a-t-il davantage à cœur d'exposer une philosophie, et de l'encapsuler ensuite dans un texte ; mais il me plaît à croire que lorsque Crébillon écrit ses lettres, il songe d'abord à plaire, et ensuite à faire réfléchir.

   J'ai toujours préféré que l'on me plaise, ensuite seulement j'aime à réfléchir : et c'est sans doute ici la raison pour laquelle le dix-huitième siècle, surtout au regard du précédent, me plaît moins. Tout semble en lui comme tendu par la pensée, la réflexion, le besoin de convaincre : et si je ne peux qu'admirer son zèle indéfectible, il finit par me lasser, comme ce professeur qui ne parvient jamais à sortir de son rôle éducateur.

   Et puis, il y a Manon Lescaut, l'une des oeuvres les plus scandaleuses de son temps, censurée et rééditée, amendée, censurée encore, Madame Bovary avant l'heure. Il est curieux d'ailleurs de penser qu'alors, on réduisait au silence car il y avait trop d'amour, tandis que cent ans plus tard, on censurait car il n'y en avait point. Autres temps, autres mœurs.

   Et évidemment, Manon Lescaut vint, et évidemment, Manon Lescaut plaît, du moins, me plaît. J'ai plus tard lu que Montesquieu avait produit la même réflexion que celle-ci : Manon a des attitudes et des gestes étranges, Des Grieux est d'une naïveté sans pareille ; mais comme il est bon de les voir s'aimer, comme il est bon de les voir tout affronter pour un baiser, pour un regard, pour la joie d'être, enfin, ensemble.

   Toutes choses égales par ailleurs, ce n'est jamais qu'une histoire de romance, l'énième variation de ces amant.e.s qui affrontent vents et marées pour espérer se retrouver et qui, finalement, connaîtront un destin funeste. Il y avait Roméo et Juliette, il y avait Pyrame et Thisbé ; il y aura Manon et Des Grieux. Rien de nouveau sous le soleil, on change le décor, on garde les acteurs et les actrices.

   Et pourtant, sur moi tout du moins, cela marche encore, cela marche bien. Je n'aime pas, certes, qu'on me serve cette soupe constamment, et je fuis les idylles médiocres et les petites fictions d'opéra-concert ; mais toute histoire classique a le droit d'être bien racontée, et tout cliché peut me faire pleurer, si le talent le soutient avec pompe.

   Et même si le chevalier m'énerve souvent dans sa noblesse déplacée ; même si Manon m'agace parfois de faiblesse feinte ; même si les parent.e.s sont détestables, les ami.e.s peu intelligent.e.s, les passant.e.s tout aussi étranges ; je ne peux manquer de m'attendrir.

   C'est comme si brutalement toutes mes défenses disparaissaient, et je ne peux qu'espérer, je ne peux que vouloir les voir tranquilles : mais la fin de l'histoire bientôt arrive, et tout disparaît. Certains jours, la fin est plus forte que le chemin et je pleure, et je crie ; d'autres jours, ces jours-ci, le chemin est beau et doré et la fin est loin, bien loin de moi. Plus dure sera la chute ; mais aussi plus douce est la paix.

 

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