À la ligne (2019, Joseph Pontus)
Je lis peu de littérature contemporaine, et je lis peu de poésie en règle générale. Peut-être parce que je suis diachronicien, mais je préfère l'ancienne langue, et l'ancienne façon ; et mes amours sont prosaïques, plutôt que versifiées. Pourtant, À la ligne a su attirer mon attention, et je ne regrette pas le voyage.
L'ouvrage a eu un grand succès, en son temps, et a raflé un certain nombre de prix et de récompenses sur son passage. C'est cependant par le bouche-à-oreille, et par hasard, qu'on me parla de ce roman. Sa prose poétique, que j'aime absolument dans Gaspard de la Nuit ou La Maison des feuilles, si on peut le qualifier ici, m'attira initialement ; son propos, ensuite, me fit rester.
On y parle effectivement de la vie à la chaîne des usines, de la fatigue qui pèse, des nuits trop longues et des sommeils trop courts, de la difficulté de revenir à la lumière réelle après avoir tant connu les néons artificiels. On y parle de cathédrale qui se bâtit à la sueur des manœuvres, et d'un chien qui aime les saucisses. J'étais vendu.
Cela m'a surpris car, malgré mes penchants politiques, j'aime la grandiloquence et la pompe dans mes littératures. Je lis certes mes Balzac, mais je préfère Chateaubriand ; qu'on me donne de la tragédie, qu'on me donne Lear, Cinna ou Bérénice ; j'aime Zola, mais j'admire Vigny. Peut-être veux-je ma littérature éthérée, et laisser le réel à l'université et à l'académie ; peut-être.
À la ligne, cependant, parvient à transformer ce réel en quelque chose de plus, sans sombrer dans le misérabilisme ou la peinture naturaliste, n'oublie pas sa poétique mais sans retrancher, pourtant, la cruauté de sa condition. Il y avait de la boue, on en a fait de l'or : et même si je connais la réalité de ces usines, pour les avoir un peu fréquentées jadis, pour avoir vu mon frère surtout s'y casser les mains et les reins, leur transformation poétique les rend d'autant plus méchantes.
Je suis alors rentré absolument dans cette histoire, et j'ai apprécié la façon dont ce versus, ce retour à la ligne, rend bien l'effet de ces chaînes de production. On revient aux origines, quelque part : on sait qu'en latin, le vers, c'est le sillon du champ, c'est la façon dont le soc tourne et se déplace indéfiniment. Le vers, ici, c'est la ligne, de production, des crevettes congelées qu'on emballe, de ces humains alignés répétant des gestes mécaniques, sans une tête qui ne dépasse de l'autre, c'est la ligne de la poésie, qui finit par s'arrêter alors qu'on la souhaiterait libérée de ses entraves et de sa pointeuse.
On suit alors particulièrement bien ces effets, on comprend en ressentant, on se laisse porter par une écriture efficace et travaillée, qui complimente les battements de notre cœur et les rides de nos mains. C'est une littérature qui fait mal au dos, comme il y a une "littérature de l'estomac", pour reprendre une célèbre formule. C'est un texte, je pense, qui fera date, et je ne serais pas surpris de le voir un jour dans les programmes de l'Agrégation. On a les horizons que l'on connaît.
Commenter cet article