Le Livre du Rire et de l'Oubli (1979, Milan Kundera)

Publié le par GouxMathieu

   De tous les auteurs, et autrices, que je puis connaître, Milan Kundera demeure pour moi une énigme, en ce sens que j'ignore encore si je l'apprécie ou non ; sa lecture produit en moi un mélange confus de génie et d'indécision, chose qui ne m'a jamais paru aussi claire que dans ce roman.

 

 

 

   Il en va des livres comme des plats de cuisine. Il en est que l'on aime immédiatement, dès la première bouchée ; il en est que l'on repousse, pour quelque raison que ce soit ; il en est que l'on détestait petit et, l'âge allant, on se surprend à mieux les apprécier ; enfin, il en est que l'on finit par repousser alors qu'on les ingurgitait jadis sans mal. Comme j'ai eu à le souligner ici, par exemple avec Alfred de Vigny, souvent reviens-je à d'anciennes lectures, d'anciens jeux, d'anciens films pour les éprouver de ma sagesse nouvelle, avec surprise souvent. Mais le balancement, généralement, n'est guère de mise : j'aime, ou je n'aime pas.

   Milan Kundera pourtant, évolue dans mon cœur comme une puce allant et venant sur le dos d'un chat. L'Art du Roman m'a emporté ;  L'Insoutenable Légèreté de l'Être m'a étrangement laissé froid ; et Le Livre du Rire... m'a tantôt plu, tantôt déplu, en des proportions et des mélanges inédits jusque là. Parfois, tout un chapitre de l'œuvre me faisait connaître des profondeurs de génie inégalées, puis le suivant me tombait des mains ; parfois, dans un paragraphe médiocre une phrase brillait plus fort que toutes les galaxies de la proche nébuleuse, tantôt, une facilité collégienne détruit tout le bonheur d'une lancée magistrale ; aussi, en refermant l'ouvrage, je ne savais trop quoi dire, ni quoi penser.

   Il y a ici, quelque part, une dynamique proche de celle de Danilo Kis et de Boris Davidovitch, la façon dont nous aurions ici "sept chapitres d'une même histoire". Lieux, propos, sujets, personnages évoluent mais gravitent, comme centripètes, vers un même cœur difficile à saisir mais intuitivement perçu. C'est les derniers instants de la mort de l'auteur, qui se fait personnage de son propre récit ; la honte et la vérité ; l'amour et la mort. Les thèmes, eux-mêmes, ne sont guère originaux mais leur traitement est neuf : et c'est ce que j'aime encore dans l'écriture.

   Alors, on aura droit à une sorte de Madame Bovary, amourachée d'un poète qui ne parviendra à rien ; une escapade étrange sur une île peuplée d'enfants ; un exposé sur Ionesco, et la recherche de vieux carnets de jeunesse. On parle beaucoup d'amour dans ce livre, d'amour physique notamment, de toutes les façons. Il y a de l'amour-oubli, de l'amour-violence, de l'amour-amoureux. Je ne saurais dire, cependant et finalement, la forme que l'auteur plébiscite : il semble toutes les embrasser dans une sorte de panorama impossible, sans s'engager ni, surtout, sans moraliser quiconque.

   Peut-être, ce qui me dérange le plus ici, plutôt, ce qui s'écarte le plus de mes habitudes de lecteur, c'est la curieuse froideur de l'auteur pour ses personnages et pour les mondes qu'il nous présente. Certes, j'aime mon Flaubert, et je connais bien les auteurices qui sont tout en morgue et en ironie : mais haïr, ce n'est jamais qu'aimer d'une autre façon. Kundera en revanche, et de la façon dont je le comprends, est totalement détaché, lointain, éthéré, indifférent à tout cela. Sa chaleur me parvient lorsqu'il se met en scène, parle de son père, au gré de quelques commentaires, fort ponctuels, sur ceci et cela : mais j'ai souvent l'impression de voir un historien à l'ouvrage qu'un auteur à la manœuvre.

   Ce décalage, que je me plais à croire comme tout appartenant au style de l'auteur, me plaît parfois, parfois me déplaît. Il me met, en tout cas, dans une situation de déséquilibre certes inconfortable, mais également fort stimulante. Je ne sais à l'avance, en tournant une page, si cela me plaira ou non ; si cela m'insupportera ou non ; et ma lecture se poursuit alors, comme emporté par une sorte de médiocrité presque montaignienne qui m'étonne parfaitement. Je n'ai jamais autant aimé détester un livre, et je n'ai jamais autant détesté l'aimer : et de mémoire, c'est bien là le seul qui produisit en moi un tel effet.

 

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