Blast (2009 - 2014, Manu Larcenet)

Publié le par GouxMathieu

   Est-il besoin de le rappeler ? La bande dessinée est un art. Art de l'image, art de la couleur, mais aussi art de la parole et, ce qui pourrait surprendra davantage, art du son. Il est de ces œuvres musicales, qui transpercent davantage les os que le reste ; et j'inclus très volontiers Lapinot dans cette catégorie, qui alterne entre l'improvisation du jazz et le calme des symphonies. Blast, de Manu Larcenet, est aussi de cette catégorie ; et sa traversée éprouve comme elle apaise, étonne comme elle rassure.

 

   J'avais parlé il y a très, très longtemps du Combat ordinaire, et il n'est pas interdit de considérer Blast dans la continuité de ce texte tant certains thèmes, ou motifs pour parler comme en Littérature, reviennent de façon lancinante : la mort du père, la figure de la chouette, le rapport à la pourriture et à la nature - qui ne sont, parfois, qu'une seule et même chose -, la descendance et les héritages. Mais si Le Combat ordinaire traitait de ces questions d'une lumineuse façon, s'appesantissant sur l'orange d'un crépuscule ou le bleu d'une nuit d'été, Blast est tout en contraste et en obscurité.

   Toute l'histoire, effectivement et nonobstant de rares et, partant, puissants moments, est noire et blanche, grise : et que ce soit les ruelles ténébreuses des villes étouffantes, les forêts secrètes aux abords des rivières ou les hôpitaux détestables de puanteur, le contraste sera le même. C'est que tout est observé par les yeux de ce personnage en garde à vue, Polza Mancini, accusé de meurtre, et son regard d'aplatir les formes et les teintes : le monde n'est qu'un et c'est alors sa parole qui, magie des mots, vient changer notre œil pour le plus beau mais, aussi, le plus laid.

   Il faut rendre à César ce qui lui appartient, et prêter à Manu Larcenet le talent qu'il a effectivement : et aux côtés de sa ligne et de son dessin, si reconnaissable, si fort dans son incertitude, difficile d'ôter à l'auteur la puissance de ses apophtegmes.On en avait déjà un avant-goût dans Le Combat, mais c'est dans Blast que la chose se révèle en plein. Je pense que l'on pourrait compiler ces phrases, ces réflexions lapidaires, dans un brelan ou un vadémécum qui n'aurait rien à envier à ceux des meilleurs moralistes classiques ; et certaines de ces expressions sont si bien tournées, si efficaces et si belles, qu'on tend tout d'abord à les considérer comme des reprises, des réminescences, comme si l'on ne se doutait pas de les trouver dans un art que l'on croit être surtout graphique.

   La parole de Polza Mancini, par l'intermédiaire de cette ingénieuse mise en scène de garde-à-vue, devient alors une clé de compréhension de l'œuvre entière, mais ce texte est profus, dense, confus : au silence du parcours et de la solitude de cet original se substitue une puissance du verbe qui ne peut qu'étonner. Rien n'est simple, tout est complexe ici : et comme ailleurs, c'est encore dans les absences et les non-dits, les blancs et les trous, que se terre peut-être ce qui s'approche le plus de la réalité.

   On appréciera également la conduite de l'histoire, la mélodie particulière qui s'instaure : les lentes montées sympathiques côtoient les brusques redescentes morbides, les longues tortures sont esquissées et n'occupent qu'un bas de page, les moments calmes et reposants s'étirent en de longues séquences où ne comptent que le vol d'une mouche, le regard d'un oiseau, le clapotis d'un bouillon d'eau croupie. On appréciera surtout, j'ai apprécié surtout, que la chute de l'histoire, ce moment où tout est censé se dévoiler et se raconter, obscurcit davantage qu'elle ne révèle. Des éléments seront donnés, nous invitant à revisiter des passages pourtant sus par ailleurs dans un mouvement de retour sur soi des plus intriguants et que j'apprécie plus que tout ; et nous devons alors choisir ou bien de suivre la route de l'autorité, ou bien de faire l'école buissonière.

   Cette bande dessinée pose également, à ce qu'il me semble, la question de son rôle au regard de notre société et de notre civilisation. L'on sait depuis déjà que l'art doit se détacher de toute utilité, le dessin de la pipe n'est pas la pipe et ne peut pas se fumer ; mais l'on sait également que les romans propulsent les révolutions, et ce sont les chansons qui font avancer les peuples. À l'aune du discours politique qui habille Blast de bout en bout, de ses considérations sur l'éthique, la beauté, la morale, la justice même, peut-on considérer le texte, l'image, comme des invitations à la réflexion, à la révolte, à la grave nuance qui occupe le discours public et remplit les urnes ?

   Une fois encore, un choix doit être fait ici. Ceux qui habillent, à l'instar du personnage de Jacky, les mots et les livres, d'un destin sacré destiné, selon, à changer le monde ou à le consacrer, pourront volontiers faire de Blast une nouvelle Bible, et lui feront dire ce qu'ils souhaitent : l'un sera convaincu qu'il consacre la misère du monde, l'autre la nécessité du contrôle et de la surveillance, le dernier de la liberté anarchique et absolue. Ils seront tous emplis de soupçons, soit envers le monde, soit envers eux-mêmes, soit envers le livre mais ne pourront s'empêcher de le citer, de le commenter et de l'accepter.

   Mais ceux qui, à mon instar peut-être, savent qu'il n'est jamais de réponses simples aux questions complexes, s'amuseront alors à articuler ces niveaux de grâce, l'image longue et le mot bref, l'image sombre et le mot de lumière, le gris de la réalité et la couleur de l'hallucination, sauront qu'il est plusieurs vérités pour une seule réalité, et plusieurs réalités pour chacune de ces vérités sans que rien ne se contredise ici : tout prendre, c'est aussi prendre l'impossible réconciliation, le solipsisme pluriel, la sombre clarté et des étoiles et la lente hâte de ceux qui se précipitent vers la mort en hurlant leur envie de vivre.

   Blast n'est pas le récit d'un homme : c'est le récit de l'Homme, dans toutes ses dimensions, dans tous ses replis, dans sa graisse et sa sueur, sa putréfaction et sa beauté. Il n'y aura pas de salut, il n'y aura pas d'anges mélodieusement descendus pour nous emporter sur les rives des fleuves de vin et de miel. Il n'y aura qu'un souhait : celui, comme disait l'autre, que les bouddhistes se trompent.

 

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