Paracuellos (1977 - 2003, Carlos Giménez)

Publié le par GouxMathieu

   De la bande dessinée espagnole, pendant longtemps, je ne connaissais guère que José Luis Munuera et, encore !, parce qu'il reprit Spirou et que j'aimais Spirou. Et puis, je connus Carlos Giménez, et je connus Paracuellos ; et ma vie ne fut plus jamais la même.

 

 

   S'il fallait un patron ici, ce serait Gotlib que l'on donnerait. Il traduisit le premier tome, jadis, chez Audie, la maison d'édition qu'il animait avec ses copains de l'Écho des Savanes ; et il préfaça encore la jolie édition intégrale parut récemment, et que j'ai la chance de posséder. Dans cette préface, le voilà dire : "Carlos Giménez, c'est du Goya !". Je pensais, pendant longtemps, la comparaison facile : l'auteur était-il allemand, c'eût été du Friedrich ; italien, du Caravage ; français, du Picasso. Mais, je l'avoue, j'aurais dû donner bien plus de crédit à ce dessinateur que j'aime et dont je connais la vraie érudition.

   Car du Goya, il y en a sans doute bien chez Giménez. Il y a cette façon de donner corps au cauchemar et aux grotesques, à la fois dans la plus terrible lumière et dans la plus joyeuse obscurité ; il y a ce flou aux contours visqueux qui nous permet de mieux voir les formes intérieures, le trait effacé que l'on ne confond jamais avec le reste. Chez Giménez, il y a tout cela, et plus encore : il y a un rire rabelaisien, quelque part, celui du gangréneux qui nous jette son membre pourri à la face et disparaît en claudiquant une grimace, ou en volant une tranche de pain.

   Résumons un peu cette histoire : Paracuellos nous plonge dans ce que l'on appelait alors les "foyers de l'assistance sociale", des façons d'orphelinat, ou de pensions, qui ouvrirent en masse sous Franco tout au long, et après la seconde guerre mondiale. Ce sont des lieux d'une violence extrême où, sous couvert d'éducation, l'on affame, frappe, humilie les jeunes garçons dans l'espoir d'en faire des "hommes". La violence, sous toutes ses formes et l'auteur le rappelle en une longue explication liminaire, était omniprésente alors en Espagne : la pauvreté compliquait toutes les relations, amicales, familiales, hiérarchiques ; les gamins se lançaient des pierres dans la rue, les curés frappaient les fidèles, et nous ne parlerons pas même des policiers... c'était ainsi.

   Les héros ont des dégaines, et des noms, de mystères ou de farces médiévales et Cervantès sans doute n'est pas loin. Ce sont Pablito, Tonin, Miguel ; les adultes, ces forces étranges et incompréhensibles, hurlant plus que parlant, s'appellent le Père Rodriguez, l'instructeur Antonio, Mademoiselle Araceli. Ils sont davantage des figures que des personnages, des emblèmes que des protagonistes. Chimères de différents individus, ils seront surtout le courageux, la brute, l'indolent, le fourbe, le méchant : et chaque enfant passé dans ces foyers les reconnaît sans les reconnaître, les connaît et les a côtoyés. Je récite encore mon Orwell, mais bis repetita, comme disait l'autre : "Les meilleurs livres sont ceux qui nous apprennent ce que nous savons déjà."

   Les histoires originellement étaient datées et localisées : la seule chose de fictionnelle, c'étaient les traits qui détouraient les personnages. Et puis, de témoignages en réunions, de recherches en découvertes, ces précisions s'effacent pour ne retenir que la vérité, "l'âpre vérité" pour en citer un autre. Les arcs se dessinent, on suit un aréopage, un individu, on aborde, sans y penser, des thèmes précis : la faim, constante, lancinante, destructrice ; les amitiés, qui se font et se défont toujours, sans ordre ni mesure, sans rancune mais sans réconciliation ; enfin et sans doute le plus important, la religion.

   C'est là un fanatisme forcené, le même que condamnait Voltaire, celui-là dont parle Marmontel dans Les Incas : c'est celui qui transforme un Dieu d'amour en divinité terrible, qui châtie par la main de ses ministres, qui fait disparaître la bonté au profit de la punition du cilice. Des prêtres ignobles aux sœurs irregardantes sans parler du reste, la ferveur, dans Paracuellos, est une constante source d'inquiétude et, une seule fois uniquement, un espoir de salut. L'on aurait pourtant tort, à ce qu'il me semble, de faire de cette histoire une violente charge contre la croyance : au-delà du ton indubitablement épidictique, il est comme un mélange de pessimisme et d'optimisme difficile à définir encore.

   Car les récompenses sont inexistantes ici, au contraire, toute action est vouée à l'échec ; la vérité, lorsque prononcée, ne permet pas d'échapper à l'abîme, mais y précipite ; les idoles sont jalouses, et les jeux dangereux. Mais un regard rachète la morsure de l'infâme ; une poignée de mains fait oublier la douleur ; une caresse promet des amusements adultes. Mais ces instants de bonheur, incroyablement fugaces, terriblement courts, ne demeurent point : à l'histoire suivante, à la page d'après, tout est encore à refaire. L'on finit par en pleurer, et on rit d'en pleurer, et on en pleure ensuite de rire encore.

   Il y a plus ici, car Paracuellos n'est jamais qu'un prologue d'un récit biographique, intime et national, bizarrement, qui se poursuivra et dans El Barrio, et dans Les Professionnels. Carlos Giménez parle plus volontiers de lui, oui, mais il dessine ce faisant le parcours d'une nation, l'histoire d'un pays qu'il connaît pour le pratiquer depuis toujours, qu'il juge avec honnêteté, qu'il condamne avec fermeté mais sans colère ni violence. Paracuellos, alors, d'être ce témoignage étrange d'une ancienne société que l'on dit disparut, mais qui revit à chaque lecture et où la mort n'est qu'un événement parmi d'autres.

 

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