Placid et Muzo (1946 - en cours, Arnal, Nicolaou et al.)

Publié le par GouxMathieu

   Il y a cette légende, à laquelle certains et certaines prêtent assez d'attention, de "la toute première œuvre", du premier roman, de la première musique, de la première peinture qu'une personne rencontra dans sa vie, et l'influence que cela eut sur sa psyché et ses goûts. Je ne sais vraiment quoi en penser : mais s'il me fallait la suivre, c'est de Placid et Muzo dont je parlerai.

 

   Mes tout premiers souvenirs, comme ceux de nombre, sont des plus diffus. Je revois une cuisine aux murs sombres, une cuvette rouge passé, j'ai souvenir d'une nuit noire dans des draps soyeux, et cette impression de ne pas être chez moi. Et puis, rapidement, j'ai souvenir de parcourir les histoires de Placid et Muzo, notamment celles dessinées par Jacques Nicolaou. Quand je n'avais que cinq ou six ans effectivement, ma mère m'avait donné des albums de BD en "format poche" mettant en scène qui Pif & Hercule, qui ce renard et cet ours. Ils doivent encore être chez mes parents, et l'odeur du papier de piètre qualité est toujours resté dans mes narines. On avait là une mise en page particulière : sur la droite, une aventure d'un des deux duos ; sur la gauche, une page de jeu, une devinette ou une histoire drôle.

   Les albums étaient organisés thématiquement : dans un numéro, les animaux devenaient, on ne sait comment, médecins ou alors aviateurs ; dans un autre, ils exploraient les Amériques ou l'espace ; encore, ils étaient cuisiniers ou maçons. Tout cela était évidemment prétexte à différentes saynètes assez drôles, du moins, pour un enfant de mon âge. L'écriture était incisive, quatre ou cinq cases préparaient la chute, qui survenait dans la dernière. J'ai gardé, il est vrai, ce goût pour ces histoires en une seule page, que j'ai retrouvé depuis qui dans Gaston Lagaffe, qui dans Boule & Bill ; mais l'étroitesse même du format "poche" de ces albums a toujours illustré, dans mon cœur, la quiddité du principe.

   Je parcourais ainsi tout autant Pif & Hercule Poche que Placid & Muzo Poche, mais mon tout jeune moi préférait davantage le second au premier, pour une raison assez simple : j'eus ces albums avant même de savoir lire et au contraire du chien et du chat dont les histoires exigeaient, ne serait-ce, qu'une compréhension superficielle de la langue, Placid & Muzo pouvait se dévorer avec les yeux seuls. Il y avait certes des dialogues, mais la gentillesse des situations, l'évidence de leurs expressions et la simplicité de la chute permettent à quiconque de saisir ce qui se déroule, sinon d'en rire.

   Rendons à César ce qui lui appartient : Jacques Nicolaou se chargeait quasi intégralement du dessin de ces albums, jeux y compris. Et leur rythme de parution, mensuel ce me semble, devait être des plus éprouvants. Partant, la complexité n'a guère cours ici, quand bien même y aurait-il de véritables fulgurances d'écriture. Souvent cependant, le schéma de l'histoire est des plus simples : Placid fait une bêtise, Muzo le gourmande et la chose finit, généralement, par un coup de poing donné. 

   On est là plus proche du clownesque que du grotesque ou du farcesque, on est dans le degré le plus simple de l'humour : mais cela marchait, et ces saynètes me plaisaient énormément. De la même façon que l'on oppose souvent, dans le monde du cirque, le Clown Blanc et l'Auguste, dyade depuis maintes fois reproduite et maintes fois illustrée tant elle demeure efficace, Placid et Muzo ont des caractères bien déterminés, lointainement reliés à leur identité animale : Placid est un ours naïf, rêveur, gourmand et tranquille, paresseux ; Muzo est un renard volontaire, malin et intelligent, qui toujours va de l'avant. Ce n'est pas à dire que Placid ne peut être malin et que Muzo n'est point paresseux, leurs qualités et leurs défauts sont, généralement, uniment répartis ; mais cette tendance crée une dynamique spécifique, que l'on saisit très rapidement.

   Mais indépendamment de cette relation de couple, que Larcenet caricaturera avec intelligence, plus tard, dans Minimal, ce qui me plaisait énormément ici, c'était l'immense variété des situations dépeintes. Notamment, les histoires se déroulant dans un futur hypothétique, peuplé de voitures volantes et de pilules remplaçant tous les repas, m'émerveillaient comme me terrifiaient, on naviguait de l'utopie à la dystopie sans réellement s'en rendre compte. Je ne sais si cela fut à l'origine de ma passion pour le moyen, le mitoyen ou le médiocre, mais cela a dû contribuer à mon amour du balancement.

   Un jour pourtant, j'appris à lire ; et dès lors, je m'éloignai de Placid & Muzo, imperceptiblement, pour aller qui vers Pif & Hercule qui vers la BD franco-belge, Spirou notamment. Je grandis, pour ainsi dire, et je m'éloignais de mes premiers maîtres pour en rencontrer d'autres, plus fins, plus intelligents, nécessaires à ce stade-là de mon évolution sensible. Mais comme il reste toujours quelque chose de l'enfance, pour évoquer Duras, il me reste néanmoins toujours quelque chose de ces primes lectures, et de Placid & Muzo.

   Il serait rapide de dire que ces histoires me font rire autant qu'elles me faisaient rire jadis ; à présent, leur puérilité m'est trop obvie, leur simplicité en est presque insultante. Mais je ne peux les rejeter parfaitement, et je ne peux les oublier. Elles furent les premières, la main solide à laquelle je m'accrochais lorsque j'appris à marcher. Et même si je me suis éloigné, même si je suis loin, bien loin d'elles à présent, je repense parfois à ces pays du joujou dont elles furent les figures tutélaires.

 

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