Watchmen (1987, Alan Moore, Dave Gibbons & John Higgins)

Publié le par GouxMathieu

   On le saura : ma connaissance du neuvième art passe surtout par l'Europe, moins par l'Asie et l'Amérique et ce malgré les quelques billets que j'ai pu faire ici et . Aussi, à tout seigneur, tout honneur : et puisque je parle ici, réellement, de mon premier "comics", autant faire un détour par le nom le plus cité du média.

 

   Je suis, et ai toujours été, grand fanatique de super-héros, plus particulièrement d'ailleurs de DC que de Marvel ; non que les X-Men ou les Vengeurs me laissent froid, mais je préfère largement qui Batman, qui Superman, qui Green Arrow. Affaire de goût, dirons-nous. En ce sens, Watchmen se place comme une continuité logique de mon amour pour ces héros dans la mesure où, cela est secret de polichinelle, il devait mettre en scène des héros connus par ailleurs, The Question, Peacemaker ou Captain Atom, ceux-ci appartenant originellement à Charlton Comics avant leur rachat.

   Je tiens à dire également qu'au-delà de Watchmen, je ne suis pas un fanatique absolu des travaux d'Alan Moore (à l'exception, évidemment, de The Killing Joke pour sa réécriture intelligente du mythe du joker) : From Hell ne m'a jamais intéressé et je n'ai jamais compris l'engouement pour V for Vendetta. Je ne renie pas leurs qualités : je ne suis simplement pas le public visé. Aussi, Watchmen apparaît pour moi comme l'exception sublime, le chef d'œuvre qui jamais ne sera reproduit.

   Une adaptation filmique plus tard - adaptation que je ne trouve pas, personnellement, si mauvaise que ça ; je lui reproche juste, et c'est rigolo de se dire ça tout compte fait, de ne pas avoir pris assez de libertés avec l'œuvre originelle - je pense que chacun a une idée, même vague, du propos de cette histoire. Dans un monde uchronique où l'arrivée d'une créature démiurge, le Docteur Manhattan, permet aux États-Unis de gagner la guerre du Viêt-Nam, le monde est au bord d'un holocauste nucléaire qui pourrait détruire toute forme de vie. Alors que chacun s'active, un tueur mystérieux semble pourchasser les "Watchmen", un groupe de justiciers, alors à la retraite, qui faisait jadis la loi.

   Énormément de choses ont été dites sur Watchmen et l'œuvre a été étudiée de nombreuses façons : son discours politique, ses prises de risque narratives, sa philosophie même. Il est connu de longue date que chacun des gardiens représente une école de pensée (le relativisme pour Manhattan, le manichéisme pour Rorschach, le cynisme pour le Comédien, etc.) et que se télescopent, au fur et à mesure de l'intrigue, la question du destin, du choix, de la puissance atomique, de l'amour, de la figure du super-héros, du temps... La Littérature est abondante, et il suffit de se pencher pour la ramasser.

   Ce qui me semble, en revanche, intéressant à noter, c'est la façon dont toutes ces problématiques, et dont tous ces sujets, parviennent à trouver une place idoine dans une "histoire de super-héros". Cela semble aujourd'hui aller de soi tant la critique universitaire, et le public dans une moindre mesure, ont fait de ces justiciers masqués l'équivalent moderne des héros de la mythologie antique et des allégories davantage que des farces ; et si Watchmen n'a nullement créé ce mouvement puisqu'il était déjà en germe, dès le commencement du média à dire vrai, il convient de lui reconnaître le sérieux et la gravité avec lesquels il choisit d'aborder ces thématiques.

   En ce sens, l'on ne saurait rendre pleinement hommage à cette série sans citer le travail de Dave Gibbons, au dessin, et de John Higgins, à la couleur : si le nom de Moore, bien évidemment, revient toujours, il ne faut "jeter bébé avec l'eau du bain" et toujours se rappeler qu'en bandes dessinées, les graphistes ont un rôle primordial à jouer (de la même façon que l'on ne saurait réduire Astérix au seul travail de Goscinny). Aussi, l'amour que je puis porter à Watchmen vient également de son trait très "sec" voire "conventionnel" au regard d'autres comics - tels ceux de Frank Miller, pour ne citer que lui - qui contraste énormément vis-à-vis du propos. Par le passé, j'ai lu des critiques envers ces choix : mais mon éducation surtout littéraire m'a appris à aimer les œuvres qui, sous couvert d'un académisme de bon aloi, savent s'amuser avec leurs codes. Je suis sensible, de même, à celles qui "renversent la table de thé" de bout en bout ; mais je prête bien plus de sensibilité et d'intelligence aux premières qu'aux secondes.

   Entrer dans Watchmen, c'est alors croire - et cela devait être bien plus fragrant en 1987 qu'aujourd'hui, je suppose - trouver des codes narratifs précis, une répartition franche entre les notions de "bien" et de "mal", une temporalité droite et prospective, une quête tendant vers une fin et vers une résolution parfaite ; mais, au fur et à mesure d'être déçu. Le "bien" et le "mal" prennent là de nombreuses formes, trop nombreuses pour être ici énumérées ; et si le manichéisme de Rorschach est plus proche de ma personnalité que jamais - aucun compromis, ce qui est juste à un moment le sera toujours après, etc. -, j'ai été touché par le relativisme du Docteur Manhattan ou la clairvoyance parfaite du Comédien qui a rapidement compris que "tout était une blague" ; suivre l'histoire est compliqué tant l'auteur multiplie les retours vers le passé ou le futur, les événenements parallèles, les encarts narratifs - qui un journal, qui un roman... D'ailleurs, on saluera là encore la façon dont Alan Moore a su réellement tirer profit de cet art non temporel qu'est la Littérature, ce qui a rendu incidemment son adaptation en film des plus difficiles.

   Quant à la résolution de l'histoire... Je ne parlerai pas, cela est trop facile, du "cliffhanger", de ces dernières cases qui laissent à croire que les choses se poursuivront encore une fois refermé le livre, mais bien, plutôt, du parcours de chacun des personnages. Y a-t-il réellement progression, y a-t-il réellement évolution ? J'ai toujours eu la sensation désagréable, et l'épanadiplose me conforte dans cette lecture, qu'aucune avancée notable eut lieu. Au contraire, les héros resteront fidèles à leurs convictions et mourront régulièrement à cause d'elles ; c'est un mensonge, et non le dialogue et le débat, qui permet d'atteindre le paix ; et le peuple ne saura jamais rien du dessous de l'Histoire.

   Contrairement à d'autres comics, même ceux qui se terminent sur des tons sombres ou désespérés, Watchmen donne une impression inédite de vide et de néant, d'immobilisme. Il n'est pas loin, à mes yeux, d'un "roman sur rien" et ce malgré les péripéties, les aventures, les actions. On cite souvent, évidemment, la fameuse phrase de Juvénal, Quis custodiet ipsos custodes ? ou "Mais qui garde ces gardiens ?" que l'on retrouve, sous plusieurs formes, dans l'œuvre et qui charpente un certain nombre de problématiques liées à l'intrigue. Mais, pour ma part, je songe plutôt à cette autre d'origine incertaine, In girum imus nocte et consumimur igni, soit "Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu". C'est un palindrome, cela n'aura échappé par personne, et de la même façon que Watchmen, l'on peut la lire autant dans un sens que dans l'autre.

   Watchmen, pour moi, n'est rien d'autre que cela. Et comme le soulignait très justement le Docteur Manhattan, "Nous sommes tous des marionnettes". Certains, simplement, sont capables de voir les ficelles.

 

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