Lucky Luke (1946 - en cours, Morris & divers)

Publié le par GouxMathieu

   Comme j'ai eu l'occasion de le dire plusieurs fois, et comme les articles de cette section peuvent vous en convaincre, je reste irrémédiablement fanatique de la bande dessinée franco-belge et de ce qu'on aura appelé "l'école de Marcinelle". Après Spirou, après Gaston, après les Schtroumpfs, voici venir Lucky Luke, l'homme qui tire plus vite que son ombre.

 

   La série Lucky Luke, qui continue encore à l'heure où j'écris ces lignes, a su survivre plus que d'aucunes à la mort de ses créateurs. René Goscinny, tout d'abord, qui lui a donné ses lettres de noblesse ; Morris (Maurice de Bevere) ensuite, son inventeur et dessinateur attitré. Je me serai que peu plongé dans les aventures récentes, reprises par Achdé au dessin, ni dans les spin-off tels que les Rantanplan ou Kid Lucky : aussi, je ne parlerai surtout que de la période allant des origines à La Légende de l'Ouest, dernier des épisodes de sa plume.

   Contrairement à d'autres héros, je ne parviens pas à me souvenir précisément quel a été mon premier contact avec le cow-boy. Mes parents devaient avoir, dans leurs placards, quelques albums, et il me semble même qu'ils devaient s'agir du Pied Tendre et de La Guérison des Dalton ; je le crois fortement, car ce sont encore deux de mes aventures favorites et je reste malgré moi fondamentalement attaché à mes premières amours enfantins. Ce ne sera qu'un peu plus tard, vers mes dix ou ouze ans je présume, que je commençai à m'intéresser de façon prégnante au personnage et à son univers.

   Tout comme Spirou et Fantasio, il est possible de distinguer plusieurs vies dans cette saga qui a depuis longtemps fêté son jubilé. Les exégètes seront peut-être d'un autre avis, mais je tends à considérer trois cycles : d'une part, la "collection Dupuis", éditée initialement chez cet éditeur et qui court de l'album La mine d'or de Dick Digger  à Tortilla pour les Dalton ; la "collection Dargaud/Goscinny", qui regroupe les aventures de La Diligence à Le fil qui chante ; la "collection Dargaud/Divers", tout le reste. Il serait possible d'affiner encore cela, en distinguant notamment, dans la "collection Dupuis" les premiers albums, scénarisés par Morris, et ceux pris en charge par Goscinny ; mais je choisis de les considérer d'un seul tenant compte tenu des normes éditoriales imposées par la maison aux auteurs.

   Il est alors une richesse prodigieuse aux aventures du cow-boy, et il est souvent difficile de trouver là une cohérence quelconque, au-delà des personnages principaux et récurrents qui tiennent, à eux seuls, l'ensemble uni : les Dalton (ou, plutôt, les "cousins" Dalton), et bien entendu Lucky Luke et Jolly Jumper. Mais ces figures sont si belles, et si imposantes, qu'elles parviennent à devenir des centres de gravité permettant au reste de fonctionner agréablement. Peu importe alors que le cow-boy soit membre du "pony express", de l'équipe du télégraphe, sur la piste d'un dangereux malfaiteur ou chargé de veiller à l'héritage d'un ami ; peu importe que les Dalton passent le Rio Grande, purgent une longue peine de prison ou ourdissent une sombre vengeance... Du moment qu'ils restent fidèles à eux-mêmes, ils peuvent faire un peu tout, et n'importe quoi.

   Aussi, il est une qualité fameuse à cette série que n'a pas, ou prou, celles que j'ai citées plus haut : l'on peut saisir n'importe quel album et s'amuser, sans pour autant avoir en mémoire les aventures passées. Parfois, oui, sans doute, tel personnage secondaire revient faire "coucou" et une astérisque de nous renvoyer vers un tome précis : mais cela est extraordinairement rare. Et le temps et l'espace gagnés à ne pas rappeler la mythologie passée permettent de s'attarder sur autre chose, et nommément sur l'histoire du Grand Ouest.

   D'aucuns l'auront appelé la dernière grande aventure moderne ; et Picsou lui-même a su tirer partie de ce riche fonds historique. Morris et René Goscinny se sont connus aux États-Unis, et ils connaissaient alors fort bien cet univers coloré et héroïque, ses légendes, ses personnalités, ses rites. Du café des cow-boy que l'on doit faire si noir qu'un fer à cheval doit y flotter en passant par la folie de l'Empereur Smith ou de la gâchette facile du juge Roy Bean, on a là encore un "cours d'histoire accéléré" en bandes dessinées. Parfois même, c'est tout un encart, en début ou en fin d'album, qui vient préciser les sources et les inspirations ; le plus souvent, ces précisions sont directement intégrées au propos. Apprendre en s'amusant, voilà la bonne idée ! Et si les auteurs ne manquent jamais de laisser libre cours à leur imagination et permettent à Lucky Luke d'accomplir des prouesses de précision et de génie avec son "six-coups", l'on sera ébahi de l'exactitude des faits relatés.

   Les historiens se gausseront sans doute, les héros traversant ainsi plusieurs décennies et gardant une éternelle jeunesse mais, de la même façon qu'Astérix, on sera étonné de la richesse de la documentation. Parvenir à concilier, ainsi, intelligence et divertissement est un don rare que d'aucuns diront perdu aujourd'hui : mais même sans rentrer dans cette discussion polémique, l'on ne peut que constater l'incroyable intemporalité du propos.

    De Lucky Luke, alors, je retiens cet humour enlevé qui ne tombe ni dans le jeu de mots absurde, ni dans la farce grotesque ; ces paysages déchirés et désertiques, ces grandes plaines s'étendant à perte de vue, ces villes fantômes et ces forêts impénétrables ; ces personnages hauts en couleur répondant à des codes très précis, le blanchisseur chinois, l'Irlandais bagarreur, le barman ne supportant pas l'alcool, bien d'autres encore.

   Il y a, je trouve et c'est cela qui me plaît le plus, comme une tension permanente aux aventures du cow-boy. C'est comme si l'on revivait, constamment, ces duels farouches au soleil couchant, les yeux impénétrables ne clignant jamais, la main caressant la crosse du revolver tandis qu'un chien de prairie glapit au loin. C'est cet air d'harmonica que l'on devine et le vent qui soulève lentement la poussière du sol.

   C'est le silence, le calme avant la tempête. À mon sens et de ce que j'ai pu lire des aventures d'Achdé et de Gerra, c'est là quelque chose qui s'est perdu : les aventures sont bien trop bavardes. Le Grand Ouest est avant tout silencieux, l'on ne parle que par gestes, une attitude permet de savoir à qui l'on a affaire. Que l'on se souvienne de l'arrivée en ville de Phil Defer ; ou du chasseur de primes de l'album du même nom ; du calme tranquille de Lucky Luke qui ne se retourne jamais alors que Billy the Kid le tient en joue dans sa chambre ; et sans doute du mot, lourd de sens, que prononce le plus souvent le héros lui-même : "Yup."

   Ce n'est pas si facile à croire, mais Lucky Luke, aux côtés du sémillant Astérix ou du hargneux Iznogoud, est un héros muet, dans la grande lignée des westerns de Sergio Leone. C'est déjà ce que disait Tuco dans Le bon, la brute et le truand : "When you have to shoot, shoot, don't talk."

   Lucky Luke, alors, est avant tout une question d'atmosphère. Et lorsque l'aventure s'achève, seule une petite mélodie, bien connue de tous, se fait entendre...

   So long, cow-boy

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M
Bonjour,<br /> Très bon article dans lequel vous décrivez bien l'ambiance assez unique d'un Lucky Luke.<br /> Quant à moi, je n'ai pas oublié comment j'ai découvert ce personnage. C'était dans l'édition souple qu'on trouvait en station service. Bien mieux qu'un joujou en plastique !<br /> MB
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G
Merci pour ce charmant commentaire !