Carmen Cru (1984 - 2001 [2008], Lelong)

Publié le par GouxMathieu

   En bande dessinée comme ailleurs, il est des artistes connu.e.s surtout pour une œuvre, soit parce qu'elle est effectivement supérieure au reste, soit parce qu'elle est la seule. Il en est ainsi de Carmen Cru, à la fois symbole de tout un journal, période du talent de son créateur, et curieuse nostalgie me concernant.

 

   Il me semble qu'il a aujourd'hui perdu de sa superbe ; mais fut un temps où Fluide Glacial, indépendamment de ses défauts de toujours et ses errements réguliers, était comme le trésor secret de la bande dessinée pour adultes. Je me souviens, en primaire, que des compagnons de classe subtilisaient des numéros et l'amenaient, en catimini, à l'école. On y voyait des seins et des sexes, c'était illégal : et même si je trouvais ça facile, et ça l'était sans doute, j'avais bien du mal à détourner le regard.

   Mais au milieu de tout cela, il y avait Carmen Cru. C'était presque étrange, presque dérangeant de lire ces histoires au milieu du bon enfant du reste, de Litteul Kevin, des histoires d'Édika, de Larcenet parfois. Déjà, comme il était rare, et comme il est rare encore, d'avoir comme protagoniste une vieillarde ; le style de Lelong est comme tout en paradoxe, entre une sorte de ligne claire et un trait très travaillé, sale et brouillon par endroit. Ses dessins sont comme quantiques, pour reprendre un terme à la mode : partout à la fois. On ne regarde pas tant un dessin de Lelong qu'on le perçoit, comme on sent une vibration sans l'apercevoir.

   Cette imprécision, ce balancement, on le trouve dans l'esprit même de ces histoires et il m'est toujours agréable d'en discuter avec mes proches. On a comme, toutes et tous, une opinion sensiblement différente du personnage principal. Elle est acariâtre, évidemment ; méchante, par endroit ; perverse, occasionnellement. Mais je me refuse de la considérer comme une femme entièrement mauvaise. J'ai, au contraire, énormément de sympathie pour elle, de la même façon que je peux en avoir pour les Bidochon, dont j'avais parlé jadis.

   Car certes, elle répond violemment ; mais ses interlocuteurs - ce sont surtout des hommes, notons-le - sont malpolis, condescendants, orgueilleux. Certes, son parler est méchant et petit, mais elle confronte cependant des normes sociales détestables et délétères. Elle vit en marge de tout et refuse les avancées de la technologie, et sera donc moins aliénée que tous les autres. Par endroit, elle ressemble davantage à un djinn qu'à un être humain, une sorte de satyre étrange que l'on ne pourra jamais totalement comprendre, et qui nous toise cependant.

   Il y a même comme une sorte d'immortalité malheureuse à cette série, l'auteur s'étant suicidé en 2004. On ne sait vraiment si Lelong aurait longtemps continué, ou s'il ne souhaitait pas davantage poursuivre, mais il y a là quelque chose de mystique et de triste à la fois, un peu comme la mort de Franquin transforma Gaston Lagaffe en figure proche et lointaine. Comme pour le gaffeur d'ailleurs, l'éditeur trouvera rapidement dans l'atelier des planches inédites : Carmen aura bien survécu à son créateur, ce qui n'est pas sans ironie compte tenu du personnage.

   C'est étrange. Fluide Glacial, je le disais plus haut, a été pour moi une fougue pré-adolescente, la première poussée vers celui que je serai adulte, du moins, concernant des tabous liés au sexe. Et dans cette course d'Éros, il y avait également Thanatos, il y avait également Carmen Cru, l'odeur rance du camphre et de la sauge, de la vieillesse. Et plus je vieillis moi-même, plus cette vieillesse me parle et me fait rire. Je pense souvent à Brel, "quand je serai vieux, je serai insupportable" ; et quitte à avoir un modèle au bord de la tombe, Carmen Cru, à tout prendre, est le meilleur dont on puisse rêver.

 

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