Mafalda (1964 - 1973, Quino)

Publié le par GouxMathieu

   Il m'en fallait bien en parler un jour : j'avais déjà évoqué Mafalda ci et là mais je repoussais, comme qui dirait, mon billet sur le sujet. C'est que davantage qu'Astérix, que Spirou ou de Calvin & Hobbes, je suis profondément attaché à cette petite fille. Si les exemples cités ont su me forger, dirons-nous, mes goûts "esthétiques", Mafalda a, quant à elle, profondément modelé mon engagement politique, quel qu'il puisse être en réalité.

 

   J'ai découvert Mafalda très, très jeune. Tandis que la plupart, je le présume, ont découvert l'œuvre de Quino par l'intermédiaire de leurs cours d'espagnol au collège ou au lycée, j'ai eu quant à moi la chance, alors que je n'avais que six ou sept ans, de lire certains albums empruntés à la bibliothèque de mon village, sur les conseils de ma mère qui était grande fanatique de cette bande dessinée. Et si je ne comprenais pas tout, il faudra attendre pour cela mes âges adolescents et l'acquisition d'une intégrale pour que je redécouvre, avec un œil nouveau, ces anciennes planches, tout cet univers me fascinait. Impossible, évidemment, d'évoquer Mafalda sans parler des Peanuts de Charles Schulz qui ont révolutionné la BD américaine dans son ensemble. Je n'ai jamais été, il me faut le dire, fan de ces historiettes et si j'ai parcouru plusieurs fois les albums, je n'arrive pas à en être passionné. Questions de goût, sans doute, et il n'est pas dit que dans cinq ou dix ans je sois frappé du génie de son auteur.

   Quoi qu'il en soit, le style de Quino concernant Mafalda s'inspire profondément de Snoopy et de sa bande : des sketchs de trois ou quatre cases, des enfants comme principaux protagonistes, même le dessin de leurs visages renvoie à ces cacahuètes qui ont donné leur nom aux Peanuts. L'on retrouve aussi et principalement une expressivité que je qualifierai de "bout de chandelle" dans la mesure où la ligne claire du dessinateur suffit à faire passer une émotion avec un nombre très limité de détails : quelques cernes pour l'inquiétude, un trait pour la bouche, deux pastilles pour les yeux. Il ne faut rien de plus, l'émotion venant tout à la fois de la présence mais, également, de l'absence.

   L'histoire de Mafalda, en revanche et c'est pour cela que j'ai su apprécier l'intégrale dont je parlais plus haut, est très référencée au sein des années 1970. C'est l'époque des premiers pas de l'Homme sur la lune, de la course à la bombe atomique entre les États-Unis et l'URSS, de la situation générale de l'Argentine. Je pense que si l'on ne possède pas cet arrière-plan historique une bonne part des histoires de Mafalda peut être incompréhensible. Heureusement, cela ne compose pas l'intégralité de ces bandes et la majorité se concentrent sur des événements plus ponctuels, des vacances à la plage ou à la montagne, l'école, la vie de quartier.

   C'est alors l'occasion pour Quino de développer les personnalités de ses nombreux personnages, créés au fur et à mesure et de son aveu même lorsqu'il se sentait "bloqué" avec ceux qu'il avait amenés précédemment. Chacun représenterait, peut-on dire, une facette de la personnalité humaine et s'il est une petite critique que l'on peut adresser ici c'est qu'ils sont rarement complexes même si, ponctuellement, un gag peut laisser apparaître davantage qu'il n'y semble. Si Mafalda elle-même est sans doute le personnage le plus profond, s'interrogeant tout à la fois sur la politique, les notions de justice et de vertu et l'éthique en règle générale, Felipe sera quant à lui un inquiet chronique, Miguelito, le plus jeune, un enfant rêveur, Manolito un capitaliste en herbe et ainsi de suite. Trop rares également, mais le format des planches explique cela, où l'on peut lire des histoires "de groupe" : généralement, c'est un face à face entre deux personnages et leurs visions respectives du monde de se percuter ou, mieux, l'on peut voir une de ces représentations remporter l'adhésion de l'autre.

   Il ne faudrait pas non plus faire de Mafalda l'inspiration directe d'un dessinateur comme Gimenez (Paracuellos, El Barrio) même si tout est déjà ici en germe. Mais même lorsque le dessinateur évoque la difficulté des parents à boucler les fins de mois, même lorsqu'on évoque, en passant, les exactions du Ku-Klux-Klan ou de telle ou telle invasion par l'URSS d'un pays quelconque, la chute et l'humour reviennent immédiatement sur le devant de la scène.

   C'est que c'est surtout dans les autres projets de Quino, notamment Que mala es la gente que s'exprimera tout l'humour noir du dessinateur, son désespoir et son regard pessimiste sur le monde. Mafalda, la plupart du temps, est exempte de cela et je pense que c'est davantage un choix qu'une impossibilité, comme si les personnages étaient trop étroits pour supporter une telle réflexion. Sans aller jusqu'à dire que Mafalda est un "album de photos de famille", l'on ne se départira cependant jamais de ce regard d'enfant fondateur de la série entière. Cela permet alors de construire quelques analogies intéressantes, par exemple ce leitmotiv de la soupe que la mère de Mafalda désire lui faire manger contre son gré et qui représenterait nombre de décisions politiques que le peuple ne saurait accepter.

   Mafalda a réussi un pari dangereux, celui d'être à la fois fermement ancré dans son époque mais, également, de pouvoir être lu aujourd'hui encore avec le même plaisir. Il ne faudrait pas croire cette bande dessinée cantonnée aux manuels scolaires : car elle est plus, bien plus qu'on ne peut le croire.

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L'ouvrage &quot;Mafalda l'intégrale - 50 ans&quot; de Quino a été réédité, il est présenté là <br /> <br /> http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/39413
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