Le Blé en herbe (1923, Colette)

Publié le par GouxMathieu

   Je disais ailleurs que nul n'était besoin de connaître les ficelles de son art pour l'apprécier ; je maintiens mes propos. Je disais aussi ailleurs que la théorie permettait de bien mieux comprendre et aimer : j'avais peut-être dit les choses trop faiblement, je les répète alors plus clairement pour évoquer ce roman de Colette.

 

   Il y a dans ce roman, disait Gide, comme une sorte d'esprit "tout féminin". J'ignore encore ce qu'il entendait par là, mais même sans savoir, je suis en profond désaccord avec lui. Car du féminin, dans ce texte, je n'en ai point trouvé ou bien, s'il le faut vraiment, là où on ne l'attend point. Je ne vois effectivement rien de "féminin" dans l'écriture, je ne comprends pas comment celle-ci pourrait être genrée : elle est noble et enlevée, puissante, ciselée comme une perle baroque. Il faut saisir puissamment comme le style, si fluide et agréable à lire, est en réalité d'une cadence impeccable et oratoire, monte jusqu'à l'ultime période puis redescend à l'instant du dérapage. Je ne vois rien de féminin dans Vinca, la jeune fille qui concentre la première intrigue amoureuse, elle est au contraire active et courageuse, on voit là davantage Télémaque que Ninon ; rien de féminin non plus dans Mme Dalleray, qui m'a toujours apparu plus sage et tranquille que les matrones que l'on voit ailleurs ; rien de féminin dans l'histoire ou alors il faudrait faire de Stendhal, ou de Flaubert, des vibrions de la littérature, ce qui me semble indéfendable.

   À l'extrême rigueur, et s'il faut appliquer ces vieilles catégories aux objets toujours nouveaux de nos lectures, il faudrait parler de Philippe car c'est de loin le plus "féminin" de ces créatures. Il n'est pas interdit de lire Le Blé en herbe comme une façon d'Éducation sentimentale, en plus parodique s'il était possible de faire grimacer Flaubert davantage encore. Frédéric était un anti-héros, parcourant un roman sur rien et ne comprenant pas l'importance des événements qui autour de lui se nouaient et se dénouaient ; Philippe est un héros, mais c'est le monde autour de lui qui est vide de sens. Les livres qu'il parcourt incessamment ne lui apprennent rien de la vie ; et la rupture le plonge dans la plus grande des perplexités.

   Car Philippe aimerait être fidèle à Vinca, cette fillette à côté de laquelle il a grandi et qui à présent fait aller ses longs cheveux à la venvole, qui pointe ses seins vers la mer, qui a des mimiques et des gestes d'adolescente qui est déjà une femme ; mais il est troublement attiré par Mme Dalleray, femme d'âge mûr et qu'il idéalise, sans doute a-t-il ses visions de littérature, de la magicienne expérimentée qui, tout en carte de tendre, lui fait découvrir les endroits cachés de son corps et lui fait comprendre, muscles bandés, sa puissance mâle de dominateur ou de conquérant.

   Mais Philippe se méprend : ce n'est pas qu'il ne comprend rien, Fabrice ou Frédéric du siècle passé, c'est qu'il comprend mal. Vinca n'est pas orgueilleuse, boudeuse ou jalouse : c'est une adolescente qui ne comprend que trop bien que son avenir est, sans doute, entre sa mère et sa Bretagne, et à défaut d'être comme ces bergères de l'Astrée, elle essaie de tirer le meilleur de cette vie sans espérer qu'un prince charmant, qui ne viendra jamais, l'enlèvera pour l'emmener vers le couchant. Mme Dalleray, de son côté, est loin d'être mystérieuse, sorcière ou dévoyée : c'est une dame libre, s'amourachant d'un Adonis un peu naïf et qui, avant de repartir dans ses villes mornes, décide de s'amuser.

   Il y a ici une volonté d'aller à contre-courant des tendances habituelles des livres et qui fit sans doute lever quelques sourcils à son époque. Quand bien même le roman se serait-il émancipé des moralistes et se consacrerait-il à présent à la légère subtilité des mouvements des esprits et des émotions de l'un ou de l'autre, quand bien même voudrait-il à présent non plus changer, mais décrire le monde, il restait comme le garant d'une certaine ordonnance et l'on espérait y trouvait un confort bourgeois et tranquille. On accusait les romans de pervertir la jeunesse comme on dit aujourd'hui le jeu vidéo de le faire : mais chacun sait bien, concernant ces derniers, qu'ils ne sont jamais que les représentants de l'ordre de la société qui les voit naître. Celui qui chercherait dans le jeu vidéo accessible chez les boutiquiers, comme on le disait des romans des libraires, de quoi fomenter révolution se tromperait lourdement : le commerce est la sûreté tranquille, c'est le vol qui mène à la liberté.

   Alors comprenons bien que ce texte qui fait du protagoniste masculin un fantoche ou un soliveau, qui est aussi plaintif que les dolentes amoureuses des temps passés ; qui ose présenter des femmes appréciant l'amour physique et qui se détachent de toute sensiblerie ce faisant ; qui présente une adolescente vindicative certes, mais surtout parfaitement désintéressée et qui ne cherche pas à grandir, voyant plus le temps comme une édacité, à l'image de ces vagues qui détruisent les rochers ; comprenons que ce roman avait de quoi surprendre, et de quoi déplaire.

   J'imagine bien quelques professeurs rougir en arrachant quelques pages, comme ces nonnes qui, après avoir vu une cuisse, ne parlent plus une année durant ; des mères de famille révulsées en trouvant l'objet sous l'oreiller ou le coussin de leur héritier ; des pères tranquilles bourrant leur pipe en ne laissant guère voir leur agacement, et appelant dans un bureau de velours vert et rouge la progéniture qui s'est abaissée jusqu'à la crapulerie. Je divague peut-être, mais il est difficile d'arguer que ce roman n'eut aucune conséquence sur le petite monde de l'écriture et des sentiments.

   L'on pourra toujours faire de Colette une figure sulfureuse, s'il plaît à ces historiens de lui dédier un chapitre et de l'opposer à ceux - et à ceux uniquement - qui correspondent mieux à une vision précise, et par là nécessairement fausse, de la littérature. On pourra longuement méditer sur les jeux de miroir et le personnage qu'elle incarnait tant à la ville qu'à la scène, comme si les poètes ne le faisaient pas depuis déjà ; on pourra parler de sa sexualité débridée, comme si l'on n'avait jamais reproché aux artistes de recherche la beauté partout où elle se trouvait. Bref, l'on pourra dire tant et tant de Colette, et lever les bras au ciel : Le Blé en herbe est un grand roman, et rien ne pourra l'enlever. 

 

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