Les Confessions (1782-1789, Rousseau)

Publié le par GouxMathieu

   Je me suis longtemps interrogé sur le rôle de la littérature, et notamment sur son rôle "social" ou "politique", peut-on dire. J'arrivais souvent à la conclusion que la littérature ne devait avoir aucune ambition de cet ordre, ne devait pas même s'intéresser à son lecteur. Ce n'était pas à dire que les auteurs ne pouvaient point faire cela ; mais qu'alors, je ne considérais pas ces textes comme de la littérature.

 

 

 

   Il s'agit là encore de ma position première, infiniment discutable évidemment, mais à laquelle je reviens constamment. La littérature, comme l'art en général d'ailleurs, ne doit se préoccuper que d'elle-même, et uniquement d'elle-même : Socrate faisait bien de chasser les poètes de la cité, ils lui étaient inutiles. Bien entendu, nombreuses sont les œuvres parlant de tel ou tel événement passé, développant telle ou telle allégorie, raisonnant sur tel ou tel moment de l'histoire humaine. Mais le propre de l'art, de la littérature par exemple, c'est de transcender ces phénomènes, d'en parler obliquement, de permettre l'analyse sans l'imposer pourtant. Les Lettres persanes est un roman, mais la politique et le social sont produits par sa lecture, non inhérents à celle-ci ; Cahier d'un retour au pays natal est tout rempli d'engagement, mais le gros du travail réflexif se fera une fois la poésie lue. En un mot, est littérature, à mes yeux, un texte qui n'impose aucune lecture politique, dispose au mieux les éléments pour ce faire. Tout le reste, essais, théorèmes, pensées... tombe ailleurs, dans une autre catégorie.

   Même si je reste souvent campé sur cette idée, je serai le premier à admettre qu'elle a de troublantes limites, notamment concernant ce genre des "confessions" ou des "mémoires". J'avais parlé, il y a de cela bien longtemps et rapidement peut-être, de Chateaubriand et je mettais en avant l'entrelacement constant de l'histoire et de l'Histoire, de la mémoire de l'homme et de la mémoire de l'humain. Difficile pour moi de dire qu'il ne s'agit point là de littérature tant le projet poétique, magistral, transsude de chaque phrase ; mais difficile aussi pour moi de dire qu'il s'agit de littérature tant l'essai politique que tisse l'auteur se fait construit et continu. Je m'en sors souvent en disant que tout est question de point de vue ; voie du lâche, soyons honnête. Pour Rousseau cependant, je m'écore : Les Confessions est une grande œuvre de littérature, et je ne parviens pas à les prendre autrement.

   Je n'ai jamais beaucoup aimé Rousseau, s'entend Jean-Jacques, l'homme. Contrairement à d'autres auteurs qui, par leur engagement, leur réflexion, leur loyauté, ont su à mes yeux avoir quelque mérite et m'orienter dans mon existence, Jean-Jacques m'a toujours semblé étrange, veule, lointain, incohérent, orgueilleux dans sa modestie, même. Pourtant, j'aime Rousseau l'auteur. Il ne s'agit pas de dire que je segmente mon appréciation, et que je fais comme ces étranges lecteurs qui séparent l'humain du poète, sans expliquer à quel endroit ils tracent la frontière ; mais que les défauts que je peux trouver dans la personne deviennent des qualités dans l'écriture, et dans ces Confessions en particulier.

   Prenons, ne serait-ce, que la "préface", les toutes premières lignes et cette apparente entreprise totalement innovante. L'humble arrogance du poète laisse pantois : et St-Augustin, et Montaigne, et tous les autres que l'on pourra donner ? Mais autant me serais-je bien moqué de Jean-Jacques s'il m'avait annoncé ça de but en blanc, dans la chaleur d'un salon ou sur la place publique, autant je trouve la phrase particulièrement géniale en tête de son œuvre car elle programme l'ensemble de la chose. Elle établit Les Confessions comme texte unique en son genre, elle assoit son identité solipsiste. Comme détachées de toute société, de toute conséquence et de toute historicité, ces révélations ne pourront qu'être uniques et, partant, ne pourront être jugées qu'en elles-mêmes et pour elles-mêmes.

   La société entière est donc comme évacuée : on ne donne point ici à juger, mais bien à lire. Le jugement demande une compréhension, une échelle de valeurs, une éthique, une morale, un baromètre à l'aune duquel tout sera pesé, visé, envisagé. C'est ainsi que Montaigne procédait : il donnait le problème, proposait différents modèles, se gardait de conclure puisqu'il laissait le soin à son lecteur de se faire sa propre idée. Rousseau construit en revanche son univers. Il nous présente sa vie, mais se garde bien de l'inscrire dans une société, une époque, un pays : il existe, et le reste est comme subordonné à sa propre existence, il est l'étoile centrale d'un système solaire aux nombreux astres.

   Il y a donc comme une forme de plaisir coupable à parcourir Les Confessions. On sait bien que l'auteur parle de lui-même, mais son objectivité, ou du moins son objectivité apparente, le rend distant et le rend étranger à lui-même. Il a bien commis Rousseau juge de Jean-Jacques, l'affaire était donc loin de lui être étrangère même si le complot, dans cette œuvre-là, voile tout. Il prétend être honnête, mais chaque point de vue n'est qu'un crible, sélectionnant, blutant, les événements selon le scénario que chaque jour nous nous racontons pour donner un sens à nos moindre gestes. Il affirme être exhaustif enfin ; mais malgré la densité de l'œuvre, nous savons également qu'il aurait fallu trois, quatre, dix fois plus de mots pour prétendre tout dire, sans ne rien oublier. L'objectivité absolue jamais n'existe : telle l'asymptote, l'on peut l'approcher, sans jamais l'atteindre.

   Je suis un lecteur des plus simples : indépendamment des qualités, réelles ou supposées, des textes que je puis lire, je les organise généralement, dans le panthéon qui est mien, selon le plaisir qu'ils me donnent. Les Confessions, cependant, sont une exception notable : car il s'agit vraisemblablement du seul texte que je donne parmi mes préférés, qui m'agace plus qu'il ne plaît. Chaque page est une torture, mais c'est une torture que je prolonge volontairement, chaque morsure m'excitant davantage. Tout ici m'agace, le propos, la modestie feinte, le style, la paranoïa, la bêtise parfois ; mais, et c'est ce qui est magistral ici, tout cela m'amène à me demander pourquoi je suis agacé.

   Nous sommes des êtres socialement construits, nous le savons bien mais souvent faut-il le rappeler. Tout ce que nous tenons pour juste, pour vrai, pour intelligent ou pour stupide, tout ce qui nous inscrit dans notre société, a été appris, acquis, rien n'est un jour descendu du ciel des idées et assimilé au terme d'une longue réflexion. Nous sommes bien arbitraires, pour des êtres de raison. Rousseau me rappelle cela, en littérature : j'aime ce que je lis, parce que je lis ce que j'aime. Comprendre pourquoi, comment, où, en revanche : c'est un exercice compliqué, et seul Jean-Jacques, auteur de Rousseau, sait bien me le professer. 

 

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