L'Écume des jours (1947, Boris Vian)

Publié le par GouxMathieu

   Je l'ai déjà dit, je le répète : il faut parfois être disposé pour apprécier une œuvre à sa juste valeur. Trop tôt, elle passe sans marquer ; trop tard, on en ressort déçu. Nos parcours culturels sont marqués d'à-propos, et les plus belles bornes jalonnent nos chemins d'agréables souvenirs. L'Écume des jours m'est belle : et le moment était idéal.

 

 

   J'avais parlé de Boris Vian, le musicien, jadis ; j'évoque à présent l'auteur, avec peut-être son texte le mieux connu, bien qu'il n'eût pas, en son temps, la reconnaissance qu'il a à présent. Je l'avais parcouru jadis, plutôt que lu, et mon jeune moi n'avait su saisir son génie et son irrévérence, sa révolution ; et si le propos global m'avait ému, j'étais à passé de l'immense reste.

   Aussi, et sans m'étendre ici, les circonstances de cette lecture nouvelle m'étaient idéales. À l'instar de 1984, l'auteur avait su m'apprendre ce que je savais déjà : et tandis que ma culture augmentant j'ai su apprécier, à leurs justes valeurs, ces interruptions syntaxiques, ces polyptotes et ces mots-valises, cet univers qui fait volontiers penser aux mondes inversés d'Alice ou aux pays sauvages de Montaigne,  j'ai pris comme une gifle ce nénuphar qui grandit lentement dans le poumon, ces travaux répétitifs et absurdes, ce marécage qui s'étend sans qu'on ne puisse le comprendre.

   Bien entendu, il y a le jazz, et j'ai déjà dit, plus d'une fois, mon amour de la chose ; bien entendu, il y a la langue, et on connaît ma passion pour l'invention, la norme et ses limites ; bien entendu, il y a l'amour : mais ce cocon qui devient prison, ces liens qui se font nœuds, ces sacrifices qui seront finalement vains, à moins qu'une souris ne vienne finalement tout arranger ; cela, je n'avais pas su le décrire, l'écrire ou le crier. C'est l'aporie, l'ageusie, l'absence : c'est l'aleph des démons d'avant la création du salut et l'immortalité malheureuse des djinns qui parlent autant aux êtres humains qu'aux plantes qui tombent aux rivages calmes.

   Malgré ses références nombreuses, je ne peux m'empêcher de lire ce roman comme celui du néant. On dira fin de la deuxième guerre mondiale ; on dira inquiétante étrangeté ; on parlera de Poe ou de Faulkner, voire de Joyce. Mais lorsque le peu est dit et que le reste, qui rend cet univers si difficilement représentable, est à côté ; lorsqu'un tel cherche ce roman ou ce papyrus qui lui manque ; lorsque le vide du corps se remplit, et que ce remplissage est source de tourments ; lorsque les mots s'effacent devant la musique qui n'est jamais, à ce que je crois, que la façon la plus évidente de montrer le silence, le rôle de la Littérature s'efface définitivement.

   Elle devait consigner, elle se perd en détails spéciaux ; elle devait symboliser, elle se diabolise ; elle devait nous apprendre, on sait déjà tout. Il y a de cela dans l'écume, et l'image a déjà été commentée : cette barbe blanche que les mers laissent sur leurs passages, c'est leur témoignage. Elles ont existé, mais on ne peut les prendre ni les saisir. Sitôt arrivées, déjà parties : et tout ce qui nous reste, c'est cette pellicule fine. On ne peut la lire, il faut l'interpréter : mais le projecteur ne renvoie jamais que le négatif de celle-ci, comme si la réalité ne pouvait jamais se saisir que par un double jeu de miroirs. 

   J'ai lu L'Écume des jours. Non : j'ai pleuré L'Écume des jours. Un tremblement spasmodique, un malaise qui avait profondément grandi dans mon cœur en réponse à d'autres éclata soudainement. Dans cet après-midi étouffant de chaleur douce, dans ce calme tranquille des étés méridiens, les chats allaient et venaient comme investis d'une mission dérobée aux yeux de tous. Et moi, à la faveur du confort d'un fauteuil rouge, je lisais la mort de Chloé et la mort de Colin, et le cœur de Chick, et la torture d'Alise, et nos propres souffrances.

 

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